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» On comprend le changement que six années avaient apporté dans ma personne. J’allais avoir seize ans. Ce n’était donc plus une enfant qui s’offrait sous un vêtement lugubre aux regards du comte de C…, mais une jeune fille qui parait de sa jeunesse et de sa fraîcheur l’habit dont elle était revêtue. J’étais grande, j’étais belle peut-être, je fis sur le cœur d’un homme délivré de la contrainte où l’avaient retenu longtemps l’étiquette et la faveur, une impression d’autant plus vive que, m’ayant quittée enfant et me voyant toujours enfant, il y était moins préparé. Quant à moi, je l’avoue, je n’aperçus rien dans sa physionomie qui me révélât un trouble intérieur quelconque. Si un changement subit s’opéra dans ses manières, ce changement m’échappa entièrement. Savais-je si ses yeux ne brillaient pas toujours comme je les voyais briller? savais-je si sa voix ne disait pas constamment les bienveillantes paroles que je venais d’entendre? Mon père lui avait légué ses droits. La pensée de la reconnaissance m’engageait à lui. C’était mon tuteur. Je conservai en sa présence une attitude simple, modeste, naturelle et réservée. Je pus l’entendre sans trouble, sa présence n’éveillait pas de souvenirs dans ma mémoire, ne faisait pas naître d’espérances dans mon cœur. Je répondis à toutes ses questions avec une grande liberté et un grand calme d’esprit. Il n’inspira point à mon âme le profond respect qu’inspire l’idée d’une haute position sociale, la sympathie que fait naître la certitude d’un grand dévouement, mais rien en lui non plus ne donna prise à ma confiance. D’ailleurs ce premier entretien dura peu; le comte sembla le brusquer, comme s’il eût éprouvé le besoin de se remettre d’une émotion combattue ou celui de méditer sa conduite future. Seulement, je me rappelle que je fus surprise de son départ subit, parce qu’il n’y eut aucune logique d’intention dans toute la marche de cette scène; mais ce fut instinctivement et presque sans le vouloir, que je me rendis compte de cette bizarrerie quand il m’eut quittée, quand je cherchai à m’expliquer naturellement le motif de cette visite.

» Bien souvent madame la surintendante, dans sa bienveillance constante pour une élève dont elle était fière, s’étonnait, en m’entretenant de mon avenir et de mes intérêts, de l’indifférence de mon tuteur à mon égard. Elle n’ignorait pas, il est vrai, que la position du comte de C… lui laissait peu de liberté; mais dans ses visites à Saint Denis, madame la Dauphine n’oubliait jamais de m’adresser la parole, de me dire qu’elle était de moitié dans les promesses faites à mon père au moment de sa mort; elle me témoignait avec une bonté parfaite la satisfaction qu’elle éprouvait de mes progrès et de ma conduite; elle m’encourageait à continuer, et, pour adieu, elle ajoutait:

» – Je vais rendre M. le comte de C… bien heureux, en lui apprenant que sa pupille est pieuse, savante et raisonnable.

» Malgré toute la satisfaction qu’avait sans doute éprouvée M. le comte de C… de ces rapports bienveillants, je n’avais pas, comme je l’ai dit, reçu une seule fois sa visite. Je rêvais donc encore à cette singulière circonstance, lorsque madame la surintendante me fit appeler.

» Je la trouvai triste.

» – Ma chère enfant, me dit-elle en m’embrassant, j’espérais que votre peu de fortune et l’indifférence de votre tuteur nous vaudraient la prolongation de votre séjour ici, puisque vous y vivez heureuse; mais je pressens, à mon grand regret, qu’il n’en sera rien.

» – Comment cela? m’écriai-je; M. de C… s’est-il expliqué à ce sujet avec vous? Quant à moi, il ne m’a rien dit, Dieu merci! qui puisse faire pressentir mon départ.

» – Il ne m’a rien dit non plus de positif, ma chère enfant, reprit la surintendante; cependant, lorsque je me suis hasardée à le questionner sur ses projets à votre, égard, il a vivement repoussé la pensée de vous voir vous consacrer à l’éducation. – Mais, monsieur, lui ai-je dit, mademoiselle de Mormant est sans fortune! – C’est vrai, a-t-il répondu. – Il y a plus; la pension que lui faisait sur sa cassette particulière M. le Dauphin, ne lui sera sans doute pas continuée par le nouveau gouvernement. – C’est plus que probable. – Eh bien, ai-je continué, vous savez bien qu’une jeune fille ne se marie plus aujourd’hui sans dot, et vous connaissez la situation d’une femme qui se trouve jetée au milieu du monde sans fortune et sans mari. – J’y pourvoirai, madame, a répondu le comte. – En perdant d’illustres protecteurs, monsieur le comte, ai-je ajouté, Fernande a perdu son avenir. – Vous oubliez que je lui reste, madame, et j’ai juré à son père mourant de le remplacer. – Non, monsieur, je ne l’oublie point; mais les temps sont changés, et vous-même… – Ma fortune est indépendante, madame; je n’ai point d’enfant, et je suis libre d’adopter Fernande pour ma fille. Alors il m’a saluée et il est parti. Vous le voyez, mon enfant, continua la surintendante, nous accusions à tort le comte de C… d’indifférence pour vous. Aujourd’hui il réclame ses droits de tuteur; ses droits sont incontestables, et vous devez lui obéir. Sa fortune est indépendante, dit-il. Peut-être s’est-il rallié au gouvernement actuel, peut-être effectivement est-il riche; mais, en tous cas, il dit qu’il veut vous adopter pour sa fille: c’est ce qui pouvait vous arriver de plus heureux. Vous le voyez, hélas! une séparation est inévitable; et comme je vous aimais, mon enfant, tout en vous félicitant de votre bonheur, cette séparation m’afflige.

» – Oh! moi aussi, madame, m’écriai-je; je ne quitterai cette maison qu’avec le plus profond regret. La seule pensée du monde m’effraye.

» – Parce que vous ne le connaissez pas, mon enfant; mais moi qui ai su l’apprécier, je sais que vous devez y réussir, et je n’éprouve aucune crainte à ce sujet; seulement nous vous aimons toutes ici, et l’amitié nous rend égoïstes; votre bonheur nous dédommagera de votre absence.

» – Ah! madame, m’écriai-je, sentant mes paupières se gonfler sous mes larmes, heureusement rien n’est décidé encore; je puis supplier mon tuteur de me laisser vivre dans cette maison.

» – Gardez-vous en bien, mon enfant. M. le comte de C… n’agit que dans le désir de votre bonheur. Mon expérience me permet de voir plus loin que vous. Vous n’avez point seize ans, les années n’ont point encore achevé l’œuvre du développement de votre cœur et de votre raison, mon devoir est donc de vous conseiller l’obéissance. Votre tuteur est un homme distingué; son influence, soyez-en certaine, sera toujours grande dans le monde, où il a joué un rôle important… Allons, rassurez-vous; il est bien rare que je sois dans la nécessité de sécher les larmes de vos compagnes quand il s’agit de me quitter… D’ailleurs, vous l’avez dit, rien n’est encore décidé… Attendons…

» Je n’eus pas longtemps à attendre: M. de C… revint au bout de quelques jours; une femme l’accompagnait, et cette fois il fut question de ma sortie comme d’une circonstance très-rapprochée.

» Madame de Vercel, à laquelle mon tuteur me présenta dans cette seconde visite, était une femme de cinquante ans, d’un extérieur encore gracieux, d’un esprit agréable; l’usage du monde se faisait sentir dans toutes ses paroles comme dans la moindre de ses actions; on était involontairement entraîné vers elle par la sympathie. Sa parole avait une sorte d’autorité adoucie par l’accent; le désir de ne rien exiger semblait dominer ses conseils; la bonté de son cœur se révélait par sa physionomie moins que par un charme secret. Elle semblait deviner la pensée, y répondre; elle avait surtout l’art de donner à la raison le trait incisif d’un bon mot, et de voiler les vérités les plus tristes sous les formules obligeantes de la bienveillance.