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» – Ô mon Dieu! soyez béni, m’écriai-je en joignant les mains. Oh! quand verrai-je le comte pour me jeter à ses genoux, pour le remercier?

» – Oui; mais, avec tout cela, vous voilà sans fortune et sans avenir.

» – Il y a longtemps que j’avais pressenti cette situation, madame, répondis-je avec un soupir.

» – Oui, mais vous avez oublié qu’elle vous menaçait depuis que vous êtes sortie de Saint-Denis? Soyez sincère.

» – Hélas! c’est la vérité, madame; dans mon ignorance des choses de la vie, ma pensée ne s’est jamais fixée sur des besoins que le comte ne me laissait pas prévoir.

» – Je le conçois, il est si bon; mais il y a des cas où la bonté est un tort, un très-grand tort. La bonté doit être intelligente avant tout, ou sans cela la bonté devient de l’imprudence. Les intentions du comte étaient excellentes, je le sais; mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il n’a pu se souvenir de votre père sans penser à ce que votre père eût fait en pareille circonstance pour sa fille à lui; il n’a pu vous voir, pauvre orpheline, belle et gracieuse, sans être touché de votre sort; il s’est souvenu qu’il était resté près de vous le représentant, non-seulement de son ancien compagnon d’armes, mais encore d’un auguste exilé. Tout est solidaire entre soldats, tout est commun entre royalistes; se soutenir dans le malheur, c’est la religion des âmes généreuses. La pitié qu’il a ressentie a été plus forte que la réflexion, il n’a pas même réfléchi: il est vrai que, si l’on réfléchissait dans notre milieu social, on ne ferait jamais le bien; il a cédé au premier mouvement comme un noble chevalier qu’il est; il m’a fait consentir à être votre guide, votre chaperon, sans me laisser rien entrevoir du fond des choses. Il a développé vos heureuses dispositions; vous avez profité au-delà de tout espoir des sacrifices qu’il a faits pour vous: vous êtes devenue une personne remarquable, une jeune fille accomplie; vos talents feraient de vous une merveille, si aujourd’hui la seule merveille digne d’admiration n’était pas la richesse. Tout cela est fâcheux, tout cela m’afflige et m’émeut jusqu’aux larmes; je ne puis me faire à l’idée de vous savoir malheureuse, en lutte avec les besoins, en proie aux nécessités! Nous vivions si tranquilles, et voilà que tout à coup un abîme s’ouvre sous nos pas. Que faire? que devenir?

» Toutes ces paroles, d’autant plus terribles qu’elles ne renfermaient pas un sens positif, tombaient sur mon cœur une à une et y creusaient leur plaie comme aurait fait du plomb fondu; elles jetaient dans mon esprit une clarté sinistre comme celle de ces éclairs à la lueur desquels on découvre de grands précipices. Cependant, quelque violente que fût la secousse, elle n’avait pas eu la force de m’abattre: comme dans un tremblement de terre, je sentais le sol vaciller sous mes pieds, et j’étais demeurée debout; je sentais s’allier en moi la force et l’espérance, et je répondis avec un calme si grand, que madame de Vercel ne put réprimer un mouvement de surprise:

» – Je vous remercie d’un intérêt si touchant, madame; j’étais résignée à vivre à Saint-Denis, il a fallu un ordre précis de mon tuteur pour briser cette résolution. J’y retournerai rendre aux autres l’éducation que j’y ai reçue.

» – Vous savez bien que c’est impossible, me répondit madame de Vercel.

» – Comment cela?

» – Oui, les règlements s’y opposent.

» – En êtes-vous certaine, madame?

» – Vous pouvez m’en croire: une fois sortie comme pensionnaire, on ne peut plus y rentrer comme institutrice.

» – Encore un appui qui se brise! murmurai-je en baissant la tête.

» – D’ailleurs, continua madame de Vercel, en supposant qu’on parvînt à vous rouvrir les portes de cette maison, y pourriez-vous vivre à présent que vous avez vécu de la vie du monde, que vous avez connu toutes ses séductions, tous ses plaisirs?

» – Oh! oui, m’écriai-je, et je ne regretterai rien de tout cela, je vous en réponds.

» – Vous le croyez à cette heure, ma pauvre enfant, et vous le dites de bonne foi, parce que, dans votre enthousiasme de dévouement, vous ne voyez pas clair en vous-même; mais ce que vous ignorez, c’est que votre imagination est devenue, maintenant une source féconde d’impressions et de sensations qui réclament l’espace et la liberté; il lui faut un libre cours, un exercice sans entraves: les arts ont agrandi votre sphère, vous avez rêvé une existence indépendante, vous vous êtes accoutumée au luxe, vous avez été adulée, vos besoins, vos désirs, vos caprices mêmes ont été prévus et satisfaits; la tranquille maison d’autrefois serait maintenant une prison pour votre corps, une tombe pour votre âme. J’ai quelque expérience du monde; croyez-moi, mon enfant, quand on n’a pas encore atteint le développement des facultés, quand il n’est plus même possible de s’arrêter en route, comment alors retourner en arrière, comment se restreindre à des habitudes étroites, mesquines, qui conviennent seulement à l’enfance et à la vieillesse, mais non pas à votre âge! Vos illusions à cet égard vous laisseraient bientôt dans l’accablement le plus profond, dans l’isolement le plus insupportable. Soyons assez fortes, assez sages en ce moment pour voir du premier coup d’œil les choses telles qu’elles sont, afin de ne pas tomber dans un malheur plus grand que celui où nous sommes.

» La force divine qui m’était venue en aide me soutenait encore, et je répondis:

» – Eh bien, madame, s’il est vrai que j’ai quelque talent, s’il est vrai comme on me l’a dit bien souvent, que je sois apte à acquérir dans les arts ce degré de supériorité qui fait les artistes, eh bien, je vivrai en artiste.

» – Enfant! s’écria madame de Vercel, pauvre chère enfant au cœur d’or: qu’on voit bien, hélas! que vous ne savez rien de ce monde! Eh! je le conçois, peut-on observer sous le charme des impressions nouvelles? Apprendre est un travail qui absorbe l’intelligence; pour apprécier il faut savoir, pour comparer, il faut avoir ressenti. L’expérience ne s’acquiert qu’à nos dépens; c’est le fruit amer des déceptions. Vivre en artiste, mon enfant! à seize ans et belle comme vous l’êtes! impossible!

» – Cependant, madame, repris-je, on admire mes peintures.

» – Parce que vous n’êtes pas dans la nécessité de les vendre; eh! mon Dieu! les amateurs font toujours des chefs-d’œuvre; mais croyez-moi, Fernande, peindre pour vivre, c’est autre chose que de peindre pour occuper son temps.

» – Mais j’ai entendu dire souvent qu’une voix étendue et souple, une bonne méthode et une organisation musicale, étaient de nos jours la source d’une immense fortune.

» – La fille du marquis de Mormant ne peut pas débuter à l’Opéra; d’ailleurs, je ne nie pas vos dispositions pour la musique, mais ce ne sont que des dispositions, après tout; il vous faudrait quatre ans, cinq ans encore peut être avant d’arriver à un début.

» – Pourtant, lorsque je chante dans le monde, les applaudissements sont unanimes, les transports que j’excite ressemblent à de l’enthousiasme.

» – Parce que vous êtes du monde, et qu’en vous applaudissant, c’est un hommage que ce monde envieux se rend à lui-même. On croit abaisser, en vous flattant, ceux qui sont artistes par état, et dont le monde impuissant et railleur jalouse incessamment les succès; mais que ces colossales réputations de salon se produisent au grand jour, elles viennent honteusement s’écrouler devant le vrai public, qui a acheté le droit de critiquer. Pour la justice des gens polis, il y a mille circonstances atténuantes qui motivent les opinions; vous avez des yeux qui vous donneront toujours raison dans le monde, quoi que vous disiez ou que vous fassiez; avec un de vos sourires, vous peignez comme Raphaël ou vous chantez comme la Malibran. Tout cela est vrai relativement pour chaque société; c’est une monnaie dont on se sert pour chaque salon, comme d’un jeton de société. Les grandes réputations ne s’improvisent guère, ma chère enfant, elles sont le résultat de bien des études, de bien des veilles, de bien des déceptions, de bien des dégoûts, de bien des chagrins, et la femme, montée à l’apogée de la gloire, radieuse et couronnée du prestige de sa réputation, a souvent perdu dans sa marche ascendante, et avant d’arriver au triomphe de son orgueil, les plus douces et les plus chères espérances de son cœur. Ne vous bercez pas de pareilles illusions, ma chère enfant; la vie obscure, la vie murée, est la seule qui donne le bonheur.