Изменить стиль страницы

» – Si le ciel m’avait accordé une fille, me dit-elle en me pressant dans ses bras, j’aurais voulu qu’elle vous ressemblât. Je voudrais bien, de mon côté, vous inspirer un peu de cette affection qu’on a pour sa mère, car votre tuteur vous confie à mes soins. Je m’étais engagée à vous guider dans le monde, à vous le faire connaître; mais ce que j’ambitionne le plus, maintenant que je vous vois, c’est de vous inspirer le sentiment que j’éprouve déjà moi-même pour vous.

» Il m’était bien difficile de résister à de pareilles avances, je ressentis pour elle une vive amitié, et tout à coup l’idée du monde perdit, en sa présence, ce qu’elle avait eu d’effrayant dans mon isolement. Il me semblait que sous un tel patronage, il ne pouvait m’arriver rien que d’heureux. Madame la surintendante elle-même fut ravie, la regarda comme une femme supérieure, et quand le comte de C…, en prenant ma main dans les siennes, m’annonça que le jour où je viendrais habiter Paris était proche, mon cœur battit; tout ce qui pouvait y rester de crainte disparut pour y faire place à l’espérance.

» À seize ans, dans l’inexpérience où j’étais, avec cette pureté native que la plus légère atteinte n’avait pas altérée, il s’agissait seulement d’aider aux heureuses dispositions naturelles pour faire de moi tout ce qu’on voulait en faire. Quand je passai le seuil de cet asile où je m’étais formée, on pouvait me conduire aux plus hautes positions sociales où la femme peut atteindre. Je n’aurais été déplacée nulle part; mais, hélas! qu’a-t-on fait de moi?

» Madame de Vercel avait accepté un appartement dans l’hôtel de mon tuteur, afin de se consacrer exclusivement à ce qu’elle appela mon éducation. Dès que je fus établie auprès d’elle, je compris, en effet, tous les développements que devait donner aux connaissances que j’avais acquises leur application dans la vie réelle, et l’éclat qu’elles pouvaient procurer.

» Je me vis l’objet des attentions les plus délicates et les plus empressées de la part de M. de C… Des maîtres renommés me furent prodigués; la musique, la peinture, la danse même occupèrent exclusivement les heures des journées devenues trop courtes: chaque moment avait son emploi. Mon tuteur semblait se plaire à suivre mes progrès; ses soins constants pour m’initier aux merveilles de Paris ajoutaient un nouveau prix à des bontés que je m’efforçais de mériter par mon aptitude et ma douceur. Enfin, six mois s’étaient écoulés avant que j’eusse encore pu réfléchir à une existence si brillante, avant que je fusse revenue de mon étonnement.

» Les plaisirs succédaient si rapidement aux travaux, on me comblait de futilités si ravissantes, j’étais si préoccupée de comprendre chaque chose nouvelle pour moi, mes impressions étaient si rapides, que je n’avais pas le temps de m’interroger. J’aurais voulu connaître ce qui m’avait attiré un bonheur si grand, mais de nouveaux projets, aussitôt exécutés que conçus, venaient me causer à chaque instant d’autres surprises et des émotions plus douces. Ma vie était un long enchantement.

» Cependant, au milieu de tant d’agitations, j’observais les deux êtres entre lesquels le temps s’envolait si rapidement, et de jour en jour j’arrivais par degrés à cette expérience qui devait plus tard m’éclairer et me montrer la vérité dans tout son jour.

» M. de C… n’était ni un homme bon ni un méchant homme, c’était un homme léger. L’esprit du dernier siècle semblait revivre en lui. Loyal et peu scrupuleux à la fois, tout ce qu’il blâmait en vue de ses principes, il se le permettait pour lui-même avec des restrictions de conscience et des modifications plus ou moins sophistiques. Il blessait la morale, mais il respectait l’usage; il affichait une sorte de rigorisme sans être hypocrite; mais certaines idées de caste semblaient l’autoriser à d’innocentes folies. Les roués de la Régence lui faisaient horreur, et il imitait les mœurs de la seconde époque du règne de Louis XV. Il fulminait dans sa petite maison contre la dépravation du cardinal Dubois, en souriant aux souvenirs du Parc-aux-Cerfs. Enfin, il exaltait Versailles, et il s’indignait du Palais-Royal.

» Après avoir fait la guerre sous l’Empire en soldat français, M. de C… avait commandé sous la Restauration en général de cour, le tacticien cédant le pas au diplomate; l’épée du guerrier n’était plus entre ses mains qu’une verge de fer, et, parvenu au sommet de la hiérarchie militaire, il ne s’inspirait que de la puissance sacerdotale.

» Dans ses manières, dans son langage, il rappelait le maréchal de Richelieu. Sa politesse était exquise; mais dès que 1830 eut voilé le prestige de ses croyances, il retrouva les habitudes de jeune homme contractées jadis dans la garde impériale en pays conquis, et même celles qui l’avaient frappé dans son enfance parmi les muscadins de la jeunesse dorée sous le Directoire. Prodigue pour ses plaisirs, ses revenus se dissipaient en argent de poche. Les fournisseurs de sa maison étaient parfois dans l’obligation de le faire poursuivre pour le payement de ce luxe bien entendu que les Anglais appellent comfort, pour des misères d’intérieur, pour le vin qu’on buvait à sa table, pour le bois qui brûlait dans ses cuisines. Jamais il ne payait ses gens qu’en leur donnant leur congé le jour où ils osaient réclamer leur salaire. Il était constamment gêné au milieu du luxe; on lui apportait les cartes d’huissier sur des plats d’argent. Et cependant, à tant de défauts et tant de travers, M. de C… joignait des qualités essentielles. On se plaisait avec lui pour son esprit vif et brillant. Il caractérisait tout par des mots si heureux, qu’il devenait impossible de les oublier. On l’estimait pour son obligeance; il rendait service avec une persévérance bien rare, pourvu toutefois qu’il pût le faire en écrivant. Une démarche en personne lui coûtait plus que cent billets à dicter ou à écrire avec une orthographe toute particulière, mais avec des tournures de phrases si variées, si élégantes, qu’on eût pu le comparer à madame de Sévigné. Il semblait toujours, avec ses contrastes, s’offrir comme une énigme à deviner, énigme dont le mot n’est plus compris de nos jours.

» Madame de Vercel était un type tout correct et déduit selon les principes les plus sévères; de même qu’on trouvait dans sa personne la régularité, l’accord, les justes proportions, sa conduite et son langage étaient irréprochables. Au premier aspect, pour les yeux et pour l’esprit, cette organisation merveilleuse était mise en jeu par les rouages d’une intelligence supérieure, et la raison semblait être la pendule qui en modérait tous les mouvements, qui en réglait la marche. Elle avait observé le monde, elle avait, pour ainsi dire, tout calculé, tout formulé par des équations algébriques, afin de résoudre le grand problème de la considération dans la vie sociale. Elle n’attachait d’importance qu’à l’opinion. Pour elle, tout consistait dans le rituel. La forme l’emportait d’abord, mais sans porter de préjudice au fond. Cependant son esprit la plaçait au-dessus de l’étiquette, de même qu’elle était plus que noble, quoiqu’elle n’appartînt pas au nobiliaire. Jamais on ne la trouvait en défaut dans la moins importante des actions, jamais elle ne restait sans réponse, quelque question qu’on agitât. Ses idées étaient arrêtées sur toutes choses. Froidement accueillie par les femmes, recherchée par les hommes, madame de Vercel avait une position exceptionnelle. On ne savait au juste ni ce qu’elle était ni ce qu’elle faisait, quoiqu’elle ne donnât pas prise au plus léger soupçon. On aurait voulu qu’il planât moins de vague sur son origine et sur son existence, dût-on avoir à lui pardonner quelques peccadilles. On ne l’aimait pas, on était forcé de la respecter. Sans fortune, elle affichait l’ordre et ne condamnait pas le luxe; aussi n’exigeait-on rien d’elle à ce sujet; elle était simple et modeste sans affectation: c’était enfin une femme parfaite pour quiconque ne pouvait, comme moi, sonder le fond de sa conscience; encore moi-même ne devais-je la connaître qu’après avoir été sa victime.