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» C’était donc l’utile, c’était donc le nécessaire, qu’il avait assuré aux filles pauvres, et pas davantage; car leur promettre ou leur assurer davantage, c’était les élever au-dessus de leur état. Sous la Restauration, beaucoup de nobles familles manquaient du nécessaire et de l’utile, et cependant ce fut à cette époque que les vanités mondaines se glissèrent dans l’asile ouvert aux orphelines par la reconnaissance du guerrier. La loi salique, en nous excluant du trône, ne nous préserve pas de l’ambition de régner par l’influence de notre esprit ou de notre beauté; la femme ne porte de titre que celui de son mari, et par conséquent elle achète ce titre au prix de sa liberté; mais ses filles ont dans le berceau des langes armoriés et jouent avec les perles et les fleurons d’une couronne. Si dans les salles d’étude de la royale maison, si dans les dortoirs, tout restait conforme aux règlements dictés par le soldat couronné, les cours et les jardins avaient des échos qui répétaient l’agitation de la grande ville; le babillage enfantin, qui n’était que le reflet des causeries des salons paternels, y faisait naître dans les cœurs de douze ans l’impatience de briller et le besoin de plaire. Les splendeurs de la cour y rayonnaient au fond des imaginations exaltées et les échauffaient de sourdes espérances; seule peut-être je ne désirais rien, seule peut-être je n’étais pas distraite de mes travaux présents par mes projets à venir. Seulement, la vanité de mes compagnes s’exerçait pour moi aussi bien que pour elles-mêmes; quand elles étaient lasses de se tirer un horoscope de duché et de pairie, elles me prédisaient un bonheur immense, inconnu, inouï, et cette espèce d’hommage qu’on rendait ainsi d’une manière détournée, non pas à ma position, mais à ma supériorité, suffisait à mon ambition, bornait mes pensées, et, chose étrange, au lieu de me faire désirer de quitter Saint-Denis, renfermait complètement mes espérances entre les murailles de la pension.

» Durant six années, personne ne vint me demander au parloir, pas même mon tuteur. Je lui écrivais régulièrement à certaines époques, par le conseil de madame la surintendante; j’écrivais aussi au seul parent qui me restât, à un oncle de ma mère, vieil ecclésiastique, qui m’était presque étranger. Quand l’époque des vacances arrivait, cette époque joyeuse pour toutes les autres devenait pour moi un temps, sinon de tristesse, du moins de réflexions. Mes compagnes partaient comme des hirondelles qui prennent leur volée, allant chercher chacune une famille heureuse de les recevoir, tandis que moi je restais à les attendre dans la seule famille que le ciel m’eût laissée; bientôt elles revenaient, et leurs jeunes coquetteries, leurs espérances dorées me rapportaient des lueurs de ce monde inconnu auquel j’étais moi-même aussi étrangère que si j’eusse vécu à mille lieues du pays où j’étais née.

» Je me sentais donc de plus en plus isolée à mesure que l’âge me faisait comprendre le monde et le besoin d’y être protégée. Alors, avec ce jugement juste et sévère que je portais en moi, parce que rien n’avait jamais faussé ce jugement, mon ambition douce et pure me portait à désirer de ne jamais sortir de Saint-Denis, où les degrés hiérarchiques de la maison offraient à mon avenir les seules richesses qu’il pût raisonnablement espérer. Je ne puis pas dire que j’y fusse résignée, je n’avais même pas le mérite de la résignation; je ne voyais rien au delà dans l’avenir, voilà tout. Quant au passé, il se bornait pour moi au château de Mormant, avec ses hautes tourelles dépassant les grands arbres du parc, ses grandes chambres sombres et sculptées dans lesquelles rayonnaient de temps en temps l’uniforme brodé et les épaulettes brillantes de mon pauvre père.

» Tout à coup, un bruit inaccoutumé vint troubler l’essaim de nos jeunes filles dans les projets qu’elles formaient avec tant de confiance. Le canon des trois jours retentit jusqu’au fond de l’abbaye, et le mot effrayant de révolution vint porter une terreur vague au milieu de tous ces jeunes visages roses et riants. Parmi ces filles nobles, seule peut-être je n’avais, moi, entendu ni flatter ni maudire. Je ne m’étais pas instruite au souffle des passions politiques, je n’avais point fait la part de ma famille dans les événements de l’histoire. L’admiration exclut l’égoïsme. Je m’étais contentée d’admirer, je ne me croyais liée en aucune façon à l’élévation ou à la chute des trônes. Je ne savais pas encore que les individus font les masses, et que les grandes commotions sociales vont des palais aux chaumières.

» La fortune du comte de C… était indépendante, mais il la devait à la famille qu’une révolution nouvelle chassait du pays, et son amour pour ses maîtres devait s’accroître de leurs malheurs. Cependant son dévouement, qui eût été jusqu’à se faire tuer pour les Bourbons dans les rangs de la garde royale ou des Suisses, sans réfléchir un instant qu’il combattait contre des Français, n’allait pas jusqu’à suivre ses bienfaiteurs dans l’exil. Une capitulation de conscience lui souffla qu’il serait bien plus utile à Charles X en demeurant en France qu’en le suivant à l’étranger. Il resta à peu près convaincu, s’il ne parvint pas à en convaincre les autres, que sa place était à Paris.

» C’était à Paris qu’il pouvait préparer le retour de la famille déchue, veiller à ses intérêts. Paris était une ville ennemie qu’il s’agissait de reconquérir, et dans laquelle, par conséquent, il était bon de conserver des intelligences. Le comte resta donc à Paris.

» Il y a plus, le comte, sous prétexte de cacher ses projets de profonde politique, en revint à son caractère primitif, que la sévérité de mœurs que l’on affectait dans l’ancienne cour avait quelque peu comprimé. Quoique arrivé à l’âge mûr de la vie, il se jeta au milieu des jeunes gens d’une autre génération, il devint l’âme des plus célèbres clubs de la capitale. On le consulta comme un oracle; il rendit des jugements en matière de courses, de chasses, de duels. Bref, il vit renaître pour lui, toujours, disait-il, dans l’espérance de se faire une popularité, une seconde jeunesse plus éclatante que la première.

» Comment le comte de C…, qui durant six années ne s’était pas souvenu de l’orpheline de Saint-Denis, de la fille que son compagnon d’armes mourant lui avait léguée sur le champ de bataille, qui avait par pure bienséance signé les lettres écrites par son secrétaire, soit pour répondre à mes lettres, soit pour m’envoyer la pension que me faisait, ou plutôt que faisait à la mémoire de mon père le duc d’Angoulême; comment le comte de C… se rappela-t-il tout à coup que j’existais?

» Par ennui, par désœuvrement sans doute, un jour qu’il se rendait d’Enghien à Paris, il s’arrêta avec un de ses amis devant la porte de l’établissement, descendit, et me fit appeler.

» On vint me dire que le comte de C… demandait à me voir. Je me fis répéter la chose deux fois, je ne comprenais pas bien, tant cette visite était inattendue et me paraissait extraordinaire; j’étais assise devant un dessin que j’achevais, je me levai aussitôt et me rendis à cette invitation.

» J’avais complètement oublié le comte de C…; son souvenir, d’abord assez confus, s’était effacé peu à peu de ma mémoire. Je le reconnus cependant, mais sans qu’aucune émotion secrète, je dois le dire à la honte des pressentiments, vint m’avertir de l’influence que cet homme devait avoir sur ma destinée. Je n’eus pas besoin de me composer un maintien pour arriver jusqu’à lui, je n’éprouvais aucun embarras; j’entrai dans la salle où il était, calme et souriante, voilà tout.