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» Au reste, ce n’est point un reproche que je lui adresse; de plus fréquentes apparitions lui étaient impossibles. Sans doute il en souffrait plus que moi, qui ne savais point encore ce que c’était de souffrir; mais il espérait que les saintes et pieuses traditions de la Bretagne protégeraient mon enfance et me conserveraient telle qu’il souhaitait que je restasse, jusqu’au moment où il deviendrait nécessaire de m’initier aux enseignements du monde. La vieille et digne femme à qui sa prudence m’avait confiée était une ancienne religieuse que la Révolution avait tirée du cloître, où elle aurait dû passer sa vie. L’éducation élémentaire qu’elle avait reçue elle-même était la seule qu’elle pût me donner; mais sa piété sincère, la droiture de son esprit, la bonté de son cœur, devaient prédisposer ma jeune intelligence à recevoir plus tard les riches superfluités de l’éducation, et me prémunir à l’avance contre les dangers qui s’y trouvent attachés.

» Un matin, sœur Ursule, c’était ainsi qu’on appelait la religieuse, entra dans ma chambre en pleurant.

» – Oh! ma pauvre enfant! dit-elle, il faut nous quitter.

» Je me rappelle que je pleurai, non pas que je comprisse ce que c’était de se quitter, mais parce que je voyais pleurer. Ce sont les premières larmes dont je me souvienne.

» On m’habilla pour aller à l’église: c’était le jour de la fête des Morts. Le ciel était gris et sombre, l’air était humide et froid, la cloche de l’église tintait lentement, et tous les habitants du village, vêtus de leurs habits de deuil, se rendaient au cimetière. Sœur Ursule m’y conduisit avec les autres. Arrivée à la tombe de ma mère, elle me dit de m’agenouiller et de lui dire adieu. J’obéis, je fis ma prière, puis j’approchai mes lèvres de la pierre, que je baisai.

» Je n’allais plus même avoir cette pierre pour me conseiller. Le vieux manoir passait en des mains étrangères, comme déjà j’y étais passée moi-même. Mon père avait été forcé de vendre l’héritage de ses pères: le château de Mormant n’appartenait plus au marquis de Mormant.

» Tandis que les bons villageois, avertis de mon départ, jetaient sur la pauvre orpheline un regard de tristesse, manifestant leurs regrets, formant des vœux pour mon bonheur, moi, j’étais instinctivement émue de me sentir déjà un objet de pitié. L’idée de quitter la maison maternelle m’agitait comme un malheur vague et inconnu; je regardais d’un œil avide, et comme s’ils eussent pour la dernière fois formé à mes regards un magnifique tableau, la croix sculptée du cimetière, la toiture élancée du château, et les arbres qui dressaient si haut leurs branches dégarnies de feuillage. Pour la première fois, ces arbres imposaient à ma jeune imagination cette sorte de crainte respectueuse qui vit longtemps dans la mémoire, et dont, après quinze ans, je ressens encore l’impression, comme au jour où je les vis, pour y attacher les premiers regrets de mon âme, pour y laisser la trace du passage d’une vie pure et sans larmes à la vie terrible qui m’était réservée.

» Je revins du cimetière au château. Tout le long de la route, les petites filles du village, qui étaient admises à jouer avec moi, s’avançaient à ma rencontre, me faisaient la révérence et me souhaitaient un bon voyage. Sœur Ursule me disait de les embrasser, et je les embrassais.

» Une voiture m’attendait dans la cour du château; comme je n’avais encore rien pris, on me fit entrer dans la salle à manger, où le déjeuner était servi. Une figure nouvelle s’y trouvait; c’était la gouvernante qui m’était destinée, et qui devait succéder à sœur Ursule.

» Je mangeai peu et pleurai beaucoup; puis, le déjeuner fini, j’embrassai une dernière fois tout le monde, et je montai en voiture. Tout le village était rassemblé pour me voir partir. Au moment où le postillon fouetta ses chevaux, toutes mes petites amies me jetèrent leurs bouquets. Singulier présage, ces bouquets étaient composés entièrement de branches de cyprès cueillies dans le cimetière; pour des fleurs, il n’y en avait plus.

» L’enfant que le marquis de Mormant vit arriver à Paris, et qu’il reçut dans ses bras en descendant de la chaise de poste, dut à peu près répondre à toutes ses espérances. J’étais naïve sans niaiserie, docile par discernement; je comprenais vite, et néanmoins je recevais toutes les impressions nouvelles sans m’y livrer étourdiment: j’allais de mes idées à celles qu’on me suggérait, d’après la logique des sens, sous la direction d’un esprit qu’on n’avait point encore faussé. Enfin, j’étais plus émue que surprise de la différence des habitudes, des usages et des objets. Je m’ouvrais pour ainsi dire à la vie, comme une fleur s’ouvre aux rayons du soleil, par l’effet d’une végétation naturelle.

» Et cependant que de contrastes!

» Dans ce vieux château féodal où nous étions au-dessus de tous, où jadis le seigneur avait son droit de justice haute et basse, l’espace donnait partout l’idée de la puissance. À l’extérieur, tout était grand: parc, forêts, terres, landes, bruyères; à l’intérieur, tout était fort, le bois y semblait indestructible comme le fer: les poutres sculptées des grandes salles, les panneaux des murailles, les colonnes aux torses contrariés, les meubles à figures fantastiques imposaient par leur caractère une sorte de respect pour celui à qui toutes ces choses appartenaient. Là, l’inégalité des conditions était tranchée comme au moyen âge: les serviteurs avec leurs longs cheveux, les servantes avec leurs coiffes de toile grise, semblaient avouer humblement une condition dont au reste ils n’étaient point humiliés, parce que c’était celle de leurs pères. Aussi la parole du maître était-elle toujours douce et pleine de bonhomie, car il comprenait qu’il n’avait aucune résistance à faire plier. Là, le commandement n’avait rien de hautain, l’obéissance n’avait rien de servile; tous les dimanches, maîtres et domestiques, agenouillés à l’église, redevenaient pour une heure égaux devant Dieu, confondant leurs âmes dans le même élan, et demandant au seul seigneur réel, par les pieuses paroles de l’oraison dominicale, le pain de chaque jour et le pardon des offenses. Puis la vie grasse et abondante pour tous; des étables richement garnies, une basse-cour retentissante, des chevaux nombreux, le sol fertilisé partout où il pouvait l’être, des fleurs, des fruits, l’air, le ciel; – l’hiver, autour d’un large foyer brûlant, le lin filé pour l’usage de la maison; les chants, les contes, les histoires, la poésie des hommes; – l’été, la réunion sous la feuillée, les brises du soir, le ramage des oiseaux, le parfum de l’Océan lointain, la poésie de Dieu.

» Voilà dans quel centre s’étaient écoulées les six premières années de mon enfance.

» À Paris, dans une maison à six étages qui contenait un monde, mon père occupait, rue Taitbout, au milieu des demeures étrangères, un second étage dont les fenêtres donnaient d’un côté sur la rue, de l’autre sur la cour. Deux valets revêtus d’une riche livrée se tenaient dans une étroite antichambre. Un salon qui aurait à peine contenu vingt personnes, et deux autres chambres, formaient l’ensemble de cette habitation, mesquine dans ses proportions, mais enrichie par l’or, la soie, les glaces, les peintures, les meubles fragiles. Là, jamais de brise du soir ni du matin; des senteurs factices renouvelaient l’air. Jamais d’aurore ni de crépuscule; un jour gris et pâle le matin, ou l’éclat des lampes et des bougies le soir. Cependant ceux qui venaient voir mon père lui faisaient des compliments sur son appartement, et lui disaient qu’il était bien logé.