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Dans la disposition d’esprit ordinaire et avec le portrait que nous avons fait de Fabien et de Maurice, toute femme distinguée eût sans doute préféré le second au premier; mais Clotilde n’en était plus à ce point où l’esprit juge sainement; une fois l’équilibre de la raison dérangé par le trouble du cœur, on en vient à ne plus comprendre la cause de certaines passions. À ses yeux, Fabien se présentait comme un homme amoureux d’elle, Maurice comme un homme qui ne l’avait jamais aimée. Cet amour qu’elle rêvait maintenant, depuis que Fernande et Maurice lui avaient fait comprendre ce que c’était que l’amour, le cœur de Fabien le lui promettait. Ces émotions, sans lesquelles il n’y a point d’existence, parce qu’elles seules font sentir qu’on existe, Fabien pouvait les lui donner.

Clotilde en était là de ses sensations intérieures, lorsqu’un léger bruit se fit entendre derrière elle; elle tressaillit; ce bruit c’était sa vision qui se faisait réalité. Sans qu’elle eût besoin de se retourner et de voir, elle sentit qu’un homme s’approchait, et au battement de son cœur, elle comprit que cet homme était Fabien. Son premier mouvement fut de se lever pour fuir, mais il lui sembla que ses pieds avaient pris racine au sol, et qu’elle tomberait si elle essayait de faire un seul pas. D’ailleurs, la voix de Fabien l’arrêta.

– Madame, lui dit-il, il y a vraiment des circonstances où le hasard ressemble à une providence, je n’ose pas dire à une sympathie: je me sens entraîné par un besoin irrésistible de revoir le lieu où je vous ai vue tout à l’heure, et je vous y trouve. Y aurait-il donc en ce monde une pensée qui nous serait commune? En ce cas, moi qui me croyais tout à l’heure le plus malheureux des hommes, J’aurais au contraire des actions de grâces à rendre au ciel.

– Monsieur, répondit Clotilde toute troublée, je quittais mon mari, et j’étais venue chercher ici un moment de solitude dont l’avais besoin; permettez donc que je me retire.

– Eh! madame, dit Fabien, la solitude existe pour deux aussi bien que pour un; que faut-il pour cela? Que les deux cœurs aient une seule pensée, voilà tout. Or, si mon cœur se fait le reflet du vôtre, vous êtes encore seule, quoique nous soyons deux.

– Pour que cela fût ainsi, dit Clotilde, il faudrait que vous sussiez ce qui se passe dans mon cœur.

– Croyez-vous, madame, que vous en soyez venue à cet âge de la vie où l’on dérobe ses impressions aux yeux de l’homme intéressé à les connaître? Oh! non, heureusement, vous êtes encore trop chaste et trop pure pour cela; et je lis dans votre cœur comme dans un beau livre tout ouvert.

– Eh bien, monsieur, qu’y voyez-vous, si ce n’est une profonde tristesse?

– Oui, sans doute, tout effet a une cause, et je remonte à cette cause.

Clotilde tressaillit, car elle sentit que Fabien approchait le doigt de cette plaie vive et saignante qu’elle venait de découvrir au dedans d’elle-même.

– Vous êtes triste, madame, continua Fabien, parce que le premier besoin d’une femme jeune et belle est d’aimer et d’être aimée; vous êtes triste parce que vous vous êtes aperçue que vous n’étiez pas aimée comme vous aviez cru l’être, et que vous-même n’aimez point ainsi que vous croyiez aimer; parce qu’enfin, en voyant aujourd’hui sous vos yeux, devant vous, Fernande et Maurice, vous avez compris le véritable amour par la joie et par la souffrance des autres.

Clotilde regarda Fabien avec une espèce de terreur; il était impossible de lire plus profondément et plus juste dans sa pensée, que venait de le faire monsieur de Rieulle.

– Monsieur, dit-elle, incapable de dissimuler l’émotion qu’elle éprouvait, qui donc vous a donné ce pouvoir étrange?

– De lire dans vos sentiments, madame? Un amour profond et véritable, un amour comme vous méritez d’en faire naître un.

– Oh! monsieur, par pitié, je vous en prie! s’écria la jeune femme en rappelant toutes ses forces et en faisant un mouvement pour s’éloigner.

– De la pitié, reprit Fabien en baissant la voix pour donner par le mystère plus d’entraînement à ses paroles; de la pitié! et en a-t-il eu pour vous, lui? Mari d’une femme charmante, dont il a juré en face de Dieu de faire le bonheur, il l’abandonne, et pour qui? Pour une autre femme, qui lui présente, non pas l’équivalent de ce qu’il perd, une seconde Clotilde n’existe pas, non, il l’abandonne pour une courtisane; pendant trois mois, il n’a de repos, de bonheur, de joie qu’auprès d’elle: elle le quitte, et avec l’amour de cette femme sa vie à lui s’en va; vous que tout rattache à sa vie de ce moment vous n’êtes plus rien dans sa vie. Malgré le dévoûment de sa femme, malgré l’amour de sa mère, il va mourir; il a déjà dit adieu à la création, déjà ses yeux sont à moitié fermés; déjà vous êtes à demi vêtues de deuil: sa maîtresse bien-aimée apparaît, et pour elle seulement il consent à revivre, pour elle seulement il a des regards, pour elle seulement il a un cœur. Pourquoi donc alors, vous dont il ne se souvient pas, vous souviendriez-vous de lui? pourquoi donc le lien qu’il brise vous enchaîne-t-il encore? et pourquoi, quand vous n’avez qu’à étendre la main pour trouver un amour que votre cœur lui a demandé vainement, quand je vous offre, par mon dévouement le plus absolu, de vous rendre ce qu’il vous a ôté, pourquoi vous effrayer, pourquoi craindre, pourquoi me repousser?

– Oh! monsieur, monsieur, murmura Clotilde, imprimant à ses paroles un accent plus sourd encore que celui de Fabien; monsieur, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure; Maurice est votre ami, et je suis sa femme.

– Et n’ai-je point respecté les devoirs de l’ami, madame, tant que Maurice a respecté vis-à-vis de vous ceux de l’époux? Croyez-vous que je vous aime depuis trois mois seulement? Croyez-vous que cet amour me soit venu tout à coup en voyant vos larmes, en approfondissant votre tristesse? Non, madame, détrompez-vous, je vous aime depuis que je vous ai vue; seulement je vous croyais heureuse comme vous méritez de l’être. Je savais la liaison de Maurice avec Fernande; vous ai-je par un seul mot, par une seule parole, laissé soupçonner la trahison de Maurice? Non, madame, rendez-moi plus de justice: c’est quand toute mesure a été rompue, que j’ai rompu le silence; c’est quand vous avez eu la preuve irrécusable que l’amour de Maurice ne vous appartenait plus, que je vous ai parlé de mon amour; et encore, à l’heure qu’il est, qu’est-ce que je vous demande? D’avoir en moi la confiance que vous auriez dans un frère; de vous reposer sur moi comme vous vous reposeriez sur un ami, de me laisser vous aimer, de me laisser vous le dire; voilà tout. Vous ne répondrez pas à ce sentiment si vous le voulez, mais vous saurez au moins qu’en échange d’un cœur ingrat, vous aurez trouvé un cœur tout dévoué.

– Laissez-moi partir, monsieur, dit Clotilde, essayant de dégager sa main de celle du jeune homme; laissez-moi le rejoindre. En vous écoutant plus longtemps, je sens que nous serions coupables tous les deux.

– Coupables? reprit Fabien. Oui, sans doute, nous le serions, si l’amour de votre mari, en vous donnant le bonheur, vous défendait l’espérance. Mais il n’en est point ainsi, heureusement. Sa folle passion pour cette femme vous rend toute liberté; accordez-moi donc encore quelques instants. Eh! mon Dieu! qui sait quand je vous reverrai, quand je vous trouverai seule, quand cette bienheureuse occasion me sera donnée de vous dire tout ce que je vous dis?