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– Pauvre Maurice! dit-elle, si je l’avais vu autre part qu’ici et sans être prévenue, j’aurais vraiment eu peine à le reconnaître. Croirais-tu, chère Fernande, – mais tu ne peux pas savoir cela, toi qui ne l’as pas vu au temps de ses beaux jours, – croirais-tu que c’était un charmant cavalier? Comptez donc sur la beauté, mon Dieu, puisqu’en trois semaines ou un mois la maladie peut faire de tels ravages!

Fernande jeta les yeux sur Maurice et étouffa un soupir. En effet, la trace des douleurs de l’âme avait profondément sillonné ce visage; ce front si pur et si poli était plissé par une ride pensive; ces yeux ardents et passionnés, à part l’étincelle fiévreuse qui en animait encore l’expression, semblaient éteints, et, cependant, jamais ces yeux n’avaient échangé avec Fernande un regard qui répondit plus intimement à la pensée qui la dominait en ce moment. C’était une joie si plaintive, un reproche si suppliant, une prière si tendre qu’elle venait d’y recueillir, que son amour, comprimé peut-être, mais jamais éteint, reprenait une nouvelle force à la douce flamme de la compassion. Et cependant, en même temps et par un effet contraire, dans la pure atmosphère de cette famille, au contact de ces femmes respectées, un remords véhément, un espoir douloureux la rendaient avide d’émotions fortes, et ce calme apparent où chacun était plongé, auquel elle était condamnée elle-même, rendait sa situation insupportable. Elle eût voulu, le cœur serré ainsi entre deux sentiments opposés, donner un libre cours à ses larmes, s’agiter dans son désespoir et dans sa joie, se soulager par des cris, par de violentes étreintes, elle eût voulu courir et s’arrêter capricieusement; mais sous les yeux de Maurice et de sa famille, elle se sentait observée dans tous ses mouvements, elle n’avait plus d’autres volontés que celles des convenances imposées, et elle marchait tout en répondant avec un gracieux sourire aux avances de son ancienne compagne.

Par une bizarre destinée, dans ce drame si tranquille, si simple à la surface, où chacun comprimait avec tant de soin et d’adresse les différentes émotions qu’il éprouvait intérieurement, c’était au tour de Maurice de marcher de surprise en surprise. Ce n’était pas le tout pour lui que de voir Fernande reçue au château par sa mère et par Clotilde, mais encore il la voyait au bras de madame de Neuilly, qui la tutoyait et l’accablait d’amitiés. Madame de Neuilly, cette femme si prude, si réservée, caressait et tutoyait Fernande: c’était à n’en croire ni ses yeux ni ses oreilles, c’était à penser qu’il continuait le rêve fiévreux dont l’apparition de la courtisane dans sa chambre était l’exposition. Pareil à une pièce de théâtre, ce rêve semblait encore se développer sous ses yeux par des péripéties plus invraisemblables à ses yeux les unes que les autres, et auxquelles, cependant, son cœur ne pouvait s’empêcher de prendre un vif intérêt.

Le médecin, qui donnait le bras à Maurice et qui marchait le doigt appuyé sur son pouls, suivait, chez le malade, tous les mouvements de sa pensée, qui se traduisaient par le ralentissement ou la vivacité des battements de l’artère. Or, pour lui, toutes ces émotions de l’âme, en distrayant Maurice de cette douleur première, unique, profonde, que lui avait causée l’absence de Fernande, tendaient à la guérison.

Sans s’en douter, madame de Barthèle vint encore jeter une confusion nouvelle dans l’esprit de Maurice. Craignant que les questions de madame de Neuilly ne fatiguassent Fernande, et que celle-ci, dans ses réponses, ne laissât échapper quelques paroles qui missent son ancienne compagne sur la voie de ce qu’était devenue la jeune femme, depuis leur séparation aux portes de Saint-Denis, elle vint se jeter en travers de la conversation qui, ainsi qu’elle l’avait prévu, devenait de plus en plus embarrassante pour Fernande.

– Eh! mesdames, cria la baronne avec l’autorité de son âge et l’aplomb que lui donnait son titre de maîtresse de maison, vous marchez trop vite, attendez-nous donc, je vous en prie.

En même temps, se retournant du côté des trois hommes qui venaient par derrière:

– En vérité, je ne vous comprends pas, messieurs, ajouta-t-elle; tout est bouleversé en France. À quoi songez-vous donc, monsieur de Rieulle? Êtes-vous en brouille avec madame de Neuilly? Et vous, monsieur de Vaux, est-ce que vous n’avez rien à dire à madame Ducoudray? C’est à nous autres invalides à traîner le pas, et non à vous; voyons, rejoignez ces dames, et empêchez qu’elles ne nous devancent si fort.

Le comte fit un mouvement pour rejoindre Fabien et Léon; mais, comme il passait près de madame de Barthèle, celle-ci l’arrêta par la main.

– Un instant, comte, dit-elle, vous faites partie des invalides; restez donc avec nous à l’arrière-garde, je vous prie.

– Ma cousine, reprit madame de Neuilly qui, autant qu’il lui était possible, voulait s’épargner l’audition des compliments que les jeunes gens ne manqueraient pas d’adresser à Fernande, ne vous préoccupez pas de nous; nous avons à causer, madame Ducoudray et moi.

C’était la seconde fois que ce nom de madame Ducoudray était prononcé, et, pour Maurice, il était évident que c’était Fernande que l’on désignait sous ce nom.

– Et de quoi causez-vous? demanda madame de Barthèle.

– De somnambulisme; je veux que Fernande m’explique tout ce qu’elle éprouve dans ses moments d’extase.

Fernande somnambule, c’était encore là un de ces épisodes inintelligibles à l’esprit de Maurice: il passa la main sur son front comme pour y fixer la pensée prête à s’enfuir.

– Eh bien, reprit la douairière, ce n’est pas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’une explication dont ils doivent être aussi curieux que vous.

– Si fait, si fait, cousine, reprit madame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nous avons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pension à nous rappeler; deux bonnes amies comme nous ne se retrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foule de confidences à se faire.

Madame de Neuilly et Fernande amies de pension! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, si elle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’une famille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef? Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande?

Si lentement que l’on eût marché, on avait cependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçut Clotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devait servir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversation particulière devenait forcément générale.

On se réunit sous la voûte de verdure où une table était préparée; des chaises et un fauteuil étaient déjà placés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèle forcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil; puis chacun, sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui se trouvait la plus rapprochée de lui.

Il en résulta que cette fois ce fut le hasard qui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti. Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame de Neuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur; le comte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et une chaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.