Изменить стиль страницы

– Il est impossible d’être quelque peu artiste, répondit Fernande, sans avoir ses préférences et ses antipathies.

– Ce qui signifie…

– Que j’ai les mêmes idées en musique qu’en peinture, c’est-à-dire que je préfère la musique sentiment à la musique d’exécution, celle qui contient des pensées à celle qui ne renferme que des sons. Cela n’empêche pas d’être juste, je le crois, envers les grands maîtres. J’admire Rossini et Meyerbeer; j’aime Weber et Bellini: voilà mon système tout expliqué.

– Eh bien, que dites-vous de cette théorie, monsieur le comte, demanda Léon de Vaux, vous qui êtes un mélomane?

– Lui, le comte, un mélomane! s’écria madame de Barthèle. Ah! bien oui! il déteste la musique.

– Mais je pensais que M. le comte avait une loge à l’Opéra! reprit Léon.

– J’en avais une, dit vivement le comte, ou plutôt j’avais un jour de loge; mais je l’ai cédé.

– Pardon, je croyais vous avoir aperçu vendredi dernier, tout au fond de la loge, il est vrai.

– Vous vous êtes trompé, monsieur, dit vivement le comte.

– C’est possible, reprit Léon de Vaux; alors c’est quelqu’un qui vous ressemblait fort.

– Maintenant, ma chère Fernande, reprit madame de Neuilly, je te ferai observer que tu n’as plus qu’à nous formuler tes opinions littéraires pour nous avoir fait un cours complet d’art.

– C’est me rappeler, madame, dit Fernande en souriant, que j’ai pris une part beaucoup trop grande à la conversation, et cependant je n’ai fait que répondre aux questions que l’on m’a adressées.

– Mais qui vous dit cela, ma chère madame Ducoudray? s’écria madame de Barthèle: tout au contraire, nous avons à vous remercier mille fois, et vous avez été adorable.

– J’espère, Fernande, dit tout bas Léon de Vaux, en rapprochant pour la dixième fois son genou du genou que Fernande éloignait toujours; j’espère que vous ne me garderez pas rancune de vous avoir amenée ici; il me semble que la manière dont on vous accueille… il est vrai aussi que vous êtes charmante.

– Vous oubliez ce que vous m’avez faite, répondit Fernande. Je suis madame Ducoudray, une somnambule, l’associée de quelque Cagliostro, la complice de quelque comte de Saint-Germain. Il faut bien que j’essaye de justifier la bonne opinion que, sur votre recommandation, on a dû concevoir de moi.

– Ah! mon cher monsieur Léon, dit la baronne, faites-y bien attention; si vous prenez ainsi madame Ducoudray pour vous tout seul, nous allons vous faire une bonne grosse querelle.

– Et vous avez raison, madame, dit Fabien; ce Léon est d’un égoïsme! N’est-ce pas, monsieur le comte?

– Le fait est, dit vivement le pair de France, que madame allait nous donner son opinion.

– Sur quoi? demanda Fernande.

– Sur la littérature.

– Oh! monsieur le comte, excusez-moi; je suis bien excentrique en littérature. Mes admirations se bornent à cinq hommes; il est vrai que ces hommes sont des demi-dieux. Si jamais je me retire du monde, ce qui pourra bien m’arriver un beau matin, je n’emporterai avec moi que ces cinq grands poëtes.

– Et lesquels? demanda madame de Barthèle.

– Moïse, Homère, saint Augustin, Dante et Shakspeare.

– Ah! ma chère Fernande, que dites-vous là? s’écria madame de Neuilly. Comment est-il possible que vous admiriez Shakspeare, un barbare?

– Ce barbare est l’homme qui a le plus créé après Dieu, dit Fernande.

– Croiriez-vous une chose? ma chère madame Ducoudray, dit la baronne, c’est que je n’ai jamais eu l’idée de lire Shakspeare.

– C’est de l’ingratitude, madame. Nous autres femmes surtout, nous devrions vouer un culte à Shakspeare; les plus admirables types de notre sexe ont été créés par lui. Juliette, Cordelia, Ophelia, Miranda, Desdemona, sont des anges à qui sa main a détaché les ailes que Dieu leur avait données, pour en faire des femmes.

– Comte, dit madame de Barthèle, puisque vous allez ce soir à Paris, vous me rapporterez un Shakspeare.

– Ce serait avec le plus grand plaisir, baronne, dit le comte, mais j’ai changé d’avis.

– Comment?

– Je n’irai pas à Paris ce soir; je crois ma présence nécessaire ici.

– Pourquoi donc vous gêner, maintenant que Maurice va mieux? reprit madame de Barthèle; vous avez promis à vos confrères de la chambre, m’avez-vous dit, de vous rendre à une conférence très-importante.

– Eh bien, madame, répondit le comte en souriant, je manquerai à ma promesse; et lorsqu’ils sauront la cause qui m’a retenu loin d’eux, ils me pardonneront.

– Oh! monsieur, dit Léon, qui semblait avoir pris à tâche de harceler éternellement le pauvre pair de France, pourquoi donc priver vos collègues de vos lumières dans une circonstance où elles peuvent leur être si utiles?

– C’est une réunion préparatoire.

– Les affaires de l’État avant tout, monsieur le comte; n’est-ce pas, madame la baronne? Diable! il ne faut pas badiner avec les lois.

– Il veut m’éloigner, se dit le comte; c’est bien.

– Oh! quant à cela, dit madame de Barthèle, voulez-vous que je vous dise une chose? C’est que je suis convaincue que les lois se font toutes seules, et que celle-là n’en sera ni meilleure ni pire pour être venue au monde en l’absence de M. de Montgiroux.

À ces mots, madame de Barthèle se leva, car il était convenu qu’on irait prendre le café au jardin. Chacun imita son exemple. Au milieu du mouvement, le comte de Montgiroux trouva moyen de se rapprocher de Fernande et de lui dire sans être entendu:

– Vous comprenez que c’est pour vous que je reste, et qu’il faut absolument que je vous parle.

Fernande allait répondre, lorsqu’un cri de joie poussé par madame de Barthèle la força de se retourner.

Maurice, pâle et chancelant, enveloppé dans une large robe de chambre, venait, profitant de l’absence du docteur, d’apparaître sur le seuil de la salle à manger.

Il s’arrêta immobile, en reconnaissant les différents personnages qu’il trouvait réunis.