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Une grande force d’âme pouvait seule soutenir Fernande dans la position où elle était placée; mais elle en était venue, en surmontant successivement les émotions différentes qu’elle avait éprouvées depuis le matin, à une telle puissance sur elle-même, que ni son regard, ni son maintien, ni l’accent de sa voix ne trahissaient le trouble qui l’agitait intérieurement. Blessée dans son orgueil le plus secret et le plus intime par la découverte de la haute position dont elle était déchue, mais soutenue par un sentiment plus fort que l’égoïsme, elle comprimait toutes ses impressions, et elle finissait, en quelque sorte, par éprouver la tranquillité, l’indifférence qu’elle affectait. Libre ainsi de ses affections personnelles, tout entières sacrifiées aux autres, son regard profond et investigateur planait sur tout le monde, et, de temps en temps, plongeait jusqu’au fond des cœurs qu’elle avait intérêt à connaître. Ainsi, rien ne lui échappait; ni l’adresse de Fabien, ni l’amour naissant de Clotilde, ni les nouveaux sentiments de Léon, ni la vieille jalousie de madame de Neuilly, ni les combats du comte, ni le bonheur maternel de madame de Barthèle; elle attendait donc les événements non-seulement avec une grande liberté d’esprit, mais encore avec une grande supériorité de position; elle avait fait le sacrifice de sa personnalité, elle s’était dévouée.

Au milieu de ces préoccupations diverses, une conversation générale devenait difficile, et cependant chacun en sentait le besoin pour voiler ses propres sentiments; il en résulta qu’après un moment de silence et de contrainte, ceux qui étaient les plus intéressés à se ménager des aparté à voix basse, s’accrochèrent aux premiers mots qui furent dits, et, avec un air d’insouciance plus ou moins bien jouée, poussèrent la conversation vers ces généralités auxquelles tout le monde peut prendre part; ce fut, au reste, madame de Neuilly qui donna l’essor à la pensée en lui donnant un point de départ.

– J’espère, ma chère Fernande, dit-elle, que ton temps n’est pas tellement pris par les séances magnétiques, qu’il ne te reste pas quelque loisir pour t’occuper de peinture: tu avais, à Saint-Denis, de si admirables dispositions, je me le rappelle, que notre maître de dessin disait toujours qu’il voudrait que tu perdisses ta fortune, pour que tu fusses forcée de te faire artiste.

– Comment! s’écria la baronne, madame peint?

– Mais oui, dit Léon, madame est tout bonnement de première force.

– Vraiment? dit Clotilde pour dire quelque chose.

– C’est-à-dire que si madame exposait, reprit Léon, elle ferait émeute au salon.

– Est-ce vrai ce que dit là M. de Vaux? demanda madame de Neuilly, et es-tu véritablement devenue une madame Le Brun?

– Si elle voyait ce que je fais, dit Fernande en souriant, madame Le Brun, je crois, mépriserait fort mes ouvrages.

– Pourquoi cela? demanda la baronne de Barthèle; j’ai connu madame Le Brun, et c’était une femme de beaucoup d’esprit.

– Justement, madame la baronne, dit Fernande, voilà ce qui fait que nous ne nous entendrions pas; à tort ou à raison, je déteste l’esprit dans l’art.

– Et qu’y cherchez-vous, madame? demanda M. de Montgiroux.

– Le sentiment, monsieur le comte, voilà tout, répondit Fernande.

– Et quel est votre maître? reprit madame de Barthèle.

– La nature pour la forme, ma propre pensée pour l’expression.

– Ce qui veut dire que madame appartient à l’école romantique, dit Fabien avec un sourire légèrement railleur.

– Je ne sais pas trop ce que l’on entend par les écoles classique et romantique, monsieur, répondit Fernande; si le peu que je vaux méritait qu’on me classât parmi les adeptes d’une école quelconque, je dirais que j’appartiens à l’école idéaliste.

– Qu’est-ce que cette école? demanda madame de Neuilly.

– Celle des peintres qui ont précédé Raphaël.

– Oh! mon Dieu! que nous dis-tu donc là, chère Fernande? est-ce qu’avant Raphaël, il y avait des peintres?

– Avez-vous visité l’Italie, madame? reprit Fernande.

– Non, dit madame de Neuilly; mais Clotilde y a passé un an avec son mari, et, comme elle-même s’est occupée de peinture, elle pourra vous répondre à ce sujet.

– Voyons, dit, tout bas Fabien à la jeune femme; voyons si elle aura l’audace de vous adresser la parole.

Mais au lieu de se retourner vers Clotilde, comme semblait le commander l’interpellation de madame de Neuilly, Fernande baissa les yeux et garda le silence. Ce n’était point là l’affaire de madame de Barthèle, qui, sentant la conversation tomber, essaya de la rattacher à une réponse de Clotilde.

– Vous avez entendu ce qu’a dit madame Ducoudray, ma chère enfant? dit la baronne Connaissez-vous cette école dont elle parle?

– C’est celle des peintres chrétiens, dit timidement Clotilde; c’est l’école de Giotto, de Jean de Fiesole, de Benozzo Gozzoli et du Pérugin.

– Justement, s’écria Fernande emportée malgré elle par le plaisir de rencontrer une sœur de sa pensée.

– Oh! mon Dieu! dit madame de Neuilly, mais excepté le Pérugin, que je connais parce qu’il a été le maître de Raphaël, je n’ai jamais entendu parler de tous ces gens-là.

– Le Genèse dit qu’avant d’être peuplée d’hommes, la terre était habitée par des anges, répondit Fernande. Vous avez peu entendu parler aussi de ces anges-là, n’est-ce pas, madame? Eh bien, il en est ainsi de ceux que j’ai nommés et qui semblent des messagers divins envoyés du ciel sur la terre, pour montrer d’où l’art vient et de quelle hauteur il peut descendre.

Le comte de Montgiroux regardait Fernande avec étonnement; elle se révélait sous un aspect inconnu; elle n’avait jamais daigné être pour lui autre chose qu’une courtisane, et voilà qu’elle était une artiste pleine de pensée.

– Ma foi, ma chère amie, dit madame de Neuilly, tout cela devient beaucoup trop sublime pour moi. J’irai te voir et tu me montreras tes chefs-d’œuvre.

– Eh bien, tandis que vous y serez, cousine, reprit la baronne, dites-lui de vous chanter l’Ombra adorata de Roméo, qu’elle a chanté tout à l’heure à Maurice, et vous me direz si jamais madame Malibran ou madame Pasta vous ont fait plus grand plaisir.

– Ah çà! mais tu es donc devenue une véritable merveille, depuis que nous nous sommes quittées?

Fernande sourit tristement.

– J’ai beaucoup souffert, dit-elle.

– Et quel rapport cela avait-il avec la peinture et la musique?

– Oh! dit Clotilde, je comprends, moi.

Fernande lui jeta un regard d’humble remercîment.

– Alors, dit madame de Neuilly, en musique comme en peinture, tu as des systèmes?