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Le pair de France, jaloux et craintif malgré lui par la seule influence de son âge et de son expérience, savait par madame d’Aulnay, son amie toute dévouée, comme nous l’avons vu, que les deux jeunes gens étaient de ceux qui se montraient les plus assidus près de sa belle maîtresse. Fernande, d’ailleurs, ne cachant rien, par la raison qu’elle n’avait rien à cacher, sortait avec eux, les recevait dans sa loge, et les traitait avec cette intimité dont les amants sont toujours jaloux, et qui, au contraire, devrait bien moins les inquiéter que la réserve. Le comte était donc bien aise de s’assurer par lui-même du degré d’intimité où MM. de Rieulle et de Vaux en étaient arrivés avec Fernande. La circonstance était favorable; il doutait tout en voulant croire, il croyait tout en voulant douter. S’il n’y a rien de plus incompréhensible que le cœur d’une jeune femme, il n’y a rien de plus facile à comprendre que le cœur d’un homme déjà vieux; la défiance et la crédulité s’y livrent un combat perpétuel pour le compte de sa vanité. Dans le milieu social où vivait M. de Montgiroux, la vanité joue un rôle si grave et si important, que bien souvent on la prend pour de l’amour, sans songer que, comme tout sentiment émané du cœur, l’amour est trop respectable pour être aussi commun qu’on le croit.

L’homme d’État, après avoir un instant réfléchi de quelle façon il entrerait en matière, par suite de ses habitudes parlementaires sans doute, commença donc l’investigation par des reproches, gourmandant d’un ton sérieux et protecteur les deux jeunes gens d’avoir introduit près de deux femmes aussi respectables que l’étaient madame de Barthèle et sa nièce, une femme sur laquelle on répandait tant de mauvais bruits, qu’on accusait d’être plus qu’inconséquente, et qui ne pouvait manquer, par sa légèreté et son ignorance des usages du monde, où sans doute elle n’avait jamais été reçue, de causer quelque scandale dans la maison où l’on avait eu l’imprudence de l’introduire.

Malheureusement, la tactique du parlementaire, excellente en toute autre occasion, devait échouer en cette circonstance par l’espèce de soupçon qu’avaient conçu les deux jeunes gens sur l’intimité secrète du comte de Montgiroux avec Fernande, et sur l’intérêt qu’il pouvait avoir, dans ce cas, de connaître la vérité. Aussi, par un rapide coup d’œil échangé entre eux, le projet fut-il arrêté de tourmenter de compte à demi l’amant émérite qui prétendait exercer despotiquement les avantages de sa position d’homme riche. Tous deux, au reste, inquiétaient M. de Montgiroux à un degré égal, Fabien de Rieulle par ses airs d’ancien amant, Léon de Vaux par ses prétentions à devenir un amant nouveau. Cependant, comme on le comprend, la guerre devait être plus vive de la part de Léon de Vaux, qui n’avait rien à ménager dans la maison de madame de Barthèle, et qui, de plus, était excité par la jalousie, que du côté de Fabien de Rieulle, qui, dans ses projets sur Clotilde, tenait à ne point se faire d’ennemis autour de la jeune femme.

Ce fut donc Léon de Vaux qui ramassa le gant et qui répondit à l’improvisation accusatrice de M. de Montgiroux.

– Permettez-moi, monsieur le comte, dit-il, se posant en défenseur de l’innocence, permettez-moi de combattre les préventions que vous avez conçues contre madame Ducoudray.

– Madame Ducoudray, madame Ducoudray! reprit M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne put réprimer; vous savez bien que cette personne ne se nomme pas madame Ducoudray.

– Oui, je le sais bien, reprit Léon, puisque c’est un nom de circonstance que nous lui avons donné pour cette solennelle occasion; mais, qu’elle s’appelle ou qu’elle ne s’appelle pas ainsi, il n’en est pas moins vrai que c’est une femme charmante, et que, comme toutes les femmes charmantes, on la calomnie; voilà tout.

– On calomnie, on calomnie, reprit le pair de France; et pourquoi calomnierait-on cette dame? Voyons.

– Pourquoi l’on calomnie? vous, homme politique, vous demandez cela? On calomnie parce qu’on calomnie, voilà tout. Au reste, ne connaissez-vous pas Fernande?

– Comment l’entendez-vous? demanda le pair de France.

– Mais je demande si vous ne connaissez pas Fernande comme on la connaît, comme Fabien et moi, nous la connaissons, pour avoir été chez elle, pour avoir été reçu dans sa loge, pour avoir été admis à ses soupers? Vous savez que ses soupers sont cités comme les plus amusants de Paris?

– Oui, je sais tout cela; mais je ne connais pas madame Ducoudray.

– Pardon; vous me faisiez observer vous-même tout à l’heure que cette dame ne se nommait point madame Ducoudray.

– C’était pour ne pas dire…

Le comte de Montgiroux s’arrêta tout embarrassé.

– Pour ne pas dire Fernande? Mais tout le monde l’appelle ainsi. Vous savez, c’est un des privilèges de la célébrité que d’entendre répéter son nom sans accompagnement aucun. Or, Fernande est une des célébrités fashionables de Paris par sa beauté et son esprit, par sa finesse et son aplomb, par sa coquetterie et son ingénuité. Oui, oui, tous tant que nous sommes, qui nous croyons bien fins ou bien forts, nos ruses les mieux conçues, ne sont que des tours d’écolier, comparées aux siennes. Elle a l’art sublime de donner à ses petits mensonges un air adorable de vérité. Enfin ses tromperies sont combinées de telle façon, qu’on les prend parfois pour des actes de dévouement. Et vous ne voulez pas que l’on calomnie une femme si supérieure? Allons donc, monsieur le comte! Mais je croirais manquer à ce que je lui dois si je ne la calomniais pas de temps en temps moi-même.

M. de Montgiroux était au supplice. Fabien s’en aperçut, et vint traîtreusement à son secours.

– Allons donc, Léon, dit-il d’un ton grave, c’est mal, ce que,tu fais-là, et cette légèreté n’est pas de mise, surtout au moment où Fernande consent, par notre entremise, à rendre à madame de Barthèle un de ces services signalés que lui refuserait certainement une femme du monde; car, ajouta-t-il, ce pauvre Maurice mourait tout bonnement d’amour pour elle, et personne ici n’en peut plus douter.

– D’amour, d’amour!… murmura M. de Montgiroux.

– Oh! cela, monsieur le comte, reprit Fabien avec la plus grande gravité, cela, c’est la vérité pure. Maintenant, Fernande partage-t-elle cette passion, et une cause quelconque la lui a-t-elle fait refouler dans le fond de son cœur, cet abîme où les femmes cachent tant de choses? Voilà le problème. M. de Montgiroux, qui a une grande expérience du monde, et qui passe surtout pour avoir une profonde connaissance des femmes, va nous aider à le résoudre.

– Nullement, messieurs, répondit le comte; il y a longtemps que je ne m’occupe plus de pareilles questions.

– Les questions qui intéressent l’humanité, monsieur le comte, sont dignes d’être examinées par les plus hauts esprits.

– Mon cher Fabien, je te préviens que tu nous mènes droit aux abstractions philosophiques, tandis qu’au contraire il est question des plus matérielles réalités. M. le comte de Montgiroux accusait tout à l’heure Fernande d’être légère, inconséquente, coquette, inconvenante; il craignait que sa manière de se conduire ici ne fit scandale: il disait… il disait bien autre chose encore… Que disiez-vous donc, monsieur le comte?