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Les plus ardents adorateurs de Fernande étaient Fabien de Rieulle et Léon de Vaux: seulement, Fabien, qui connaissait Fernande depuis trois ou quatre ans, affectait avec elle les airs d’un ancien amant, tandis que Léon prenait à tâche d’avoir pour elle ces mille petites prévenances qui indiquent qu’on cherche à obtenir ce que Fabien laissait croire qu’il avait obtenu. Fernande riait de tous deux; Fabien, avec sa corruption froide, avec sa séduction calculée, était pour elle une étude, tandis que Léon de Vaux, avec sa fatuité naïve, sa conviction d’élégance, son affectation de bonnes manières, n’était pour elle qu’un jouet. Elle avait bien eu l’idée que la lettre anonyme qu’elle avait reçue partait de l’un ou de l’autre, et peut-être même de tous les deux; mais rien dans leur conduite n’avait pu lui donner sur ce point la moindre certitude. En tout cas, si la lettre était de Léon de Vaux, elle n’avait en rien atteint le but qu’il se proposait. Fernande, aux yeux de tous, était restée libre; son cœur conservait trop d’amour, son âme avait acquis trop de douleurs, pour qu’elle cherchât même à attacher un sens sérieux aux paroles de galanterie dont on étourdissait ses oreilles; souvent elles les laissait passer comme si elle ne les avait pas même entendues, souvent elle y répondait par des sarcasmes; son caractère, autrefois doux et bienveillant, devenait mordant et âcre; cette haine misanthropique qu’elle avait sentie naître pour l’humanité, depuis que l’humanité la faisait souffrir, devenait chaque jour plus ardente; ses yeux désenchantés n’apercevaient plus que le côté honteux de toutes choses, elle dénaturait jusqu’aux bonnes intentions; la vérité la menait à l’injustice, parce qu’un peu de bonheur n’établissait pas l’équilibre par une indulgence indispensable ici-bas.

– Mais, cher ange, lui disait un matin madame d’Aulnay, que vous est-il donc arrivé qui vous change ainsi le caractère? Vous devenez véritablement insupportable, et l’on ne vous reconnaît plus.

– Eh! madame, dit Fernande, qui donc m’a jamais connue?

– Vous vous faites des ennemis, je vous en préviens, chère petite.

– Qu’est-ce que cela prouve? C’est que je veux enfin savoir la vérité…

– Triste avantage! On vous délaissera, si cela continue.

– Oh! pas tout à fait. Vous parliez des ennemis que je me fais; ceux-là me resteront, je l’espère.

– Votre esprit est amer, Fernande!

– Comme les plantes qui purifient, madame.

– Oh! vous avez réponse à tout, je le sais bien; mais prenez garde, personne n’est sans reproches.

– Aussi, croyez-le, je suis si sévère lorsque je me juge, que je ne me raccommode avec moi-même que lorsque je me compare.

– Tout cela est excellent pour la repartie; mais on vit dans ce monde.

– Comme vous; ou hors du monde, comme moi.

– Mais, avec un peu d’adresse, vous y eussiez été reçue, dans ce monde.

– Et même, en ajoutant à un peu d’adresse beaucoup d’hypocrisie, j’aurais pu y être considérée, n’est-ce pas?

– Mais non. Voyez-moi, par exemple; eh bien, entre nous, chère petite, tout le monde sait que le marquis de *** est mon amant.

– Oui; mais tout le monde sait aussi que M. d’Aulnay est votre mari; et puis je ne suis pas femme de lettres, moi; on me juge d’après mes œuvres.

– Et moi, d’après quoi me juge-t-on?

– D’après vos ouvrages. N’avez-vous pas vu une de vos confrères avoir trois ans de suite le prix de vertu, parce que M. de L…, chef de bureau au ministère, n’était pas assez riche pour l’entretenir?

– Ainsi nous verrons Fernande misanthrope?

– Je n’ai pas, comme vous, assez de bonheur, de calme et de considération pour jouer le rôle de Philinte.

– Croyez-moi, ma chère, le rôle qui convient à toute jeune et jolie femme est celui de Célimène.

– Prenez garde; il n’y a pas de Célimène qui, avec le temps, ne devienne une Arsinoé.

– Méchante! on ne fera jamais rien de vous?

– Je suis ce que vous m’avez faite, madame; et vous appelez cela rien? Vous êtes difficile.

– Je vous conseille de vous plaindre; vous avez un luxe effréné, un hôtel, des chevaux.

– C’est pour arriver plus vite au but.

– Ambitieuse! on vous fera un chemin de fer.

– Ne m’en parlez pas, je les déteste.

– Pourquoi cela?

– Sans doute: bientôt, grâce aux chemins de fer, on ne sera plus loin de personne.

– Oui; mais, quand un pays s’épuise, on pourrait aller dans un autre, et ce serait un profit tout clair pour certaines industries que de pouvoir être à Saint-Pétersbourg, par exemple, du jour au lendemain.

À ces mots, la femme de lettres s’était levée, et, avec une révérence ironique, elle avait quitté le salon.

Dix minutes après, Fabien de Rieulle et Léon de Vaux étaient entrés; ils venaient proposer à Fernande une promenade à Fontenay-aux-Roses, où, selon eux, une charmante villa était à vendre. Cette promenade, qui distrayait Fernande du Bois, était une chose nouvelle, et, par conséquent, présentait une sorte d’attrait; la promenade fut acceptée, et fixée au lendemain matin.

Nous avons vu ce qui s’était passé à Fontenay-aux-Roses, avant et depuis l’arrivée de Fernande; comment, par son ton et par ses manières, elle avait su se faire une position à part dans l’esprit de la baronne; comment M. de Montgiroux et Fernande s’étaient reconnus: enfin comment, au nom de Maurice, prononcé devant elle, et en apprenant qu’elle était entre la mère et la femme de son ancien amant, Fernande s’était évanouie. Nous avons dit aussi comment, en revenant à elle, Fernande s’était retrouvée à l’instant maîtresse d’elle-même, et comment son esprit juste et ferme lui avait permis de dominer la situation étrange dans laquelle elle se trouvait.

Les résolutions fortes, les mouvements généreux sont pour l’âme une sorte de feu céleste qui la soutient énergique et libre. Fernande, depuis sa bruyante solitude, dans le tourbillon de son isolement, avait formé tant de projets, prévu tant de circonstances, qu’il lui devenait facile d’agir et de parler. Cependant, jamais elle n’avait supposé, même dans les rêves les plus impossibles de son imagination, qu’elle reverrait un jour Maurice dans la maison qu’il habitait, qu’elle y serait reçue par sa mère et sa femme, et qu’elle lui serait conduite par elles. Mais Maurice se mourait de douleur de l’avoir perdue, quand elle avait, elle, le courage de vivre au milieu de ce qu’on appelle les plaisirs: et, cette pensée ranimant tout à coup ses facultés abattues, elle put lier l’avenir au passé, elle put reprendre sa dignité dans l’œuvre de dévouement qu’on la suppliait d’accomplir: devant deux femmes respectées, elle sentit elle-même le besoin d’être digne de respect. Aussi, en rouvrant les yeux, elle ne fut intimidée ni par la présence du comte de Montgiroux, ni par celle des deux jeunes gens qui l’avaient attirée dans le piège où elle était tombée; un éclair du ciel venait de lui montrer dans l’avenir une vengeance selon son cœur. Fernande avait surpris entre Clotilde et Fabien un de ces regards qui expliquent aux femmes toute une situation, regard audacieux et plein d’espoir de la part de Fabien, regard pudique et presque douloureux de la part de Clotilde. En une seconde, sa mémoire réunit les faits, sa pensée les groupa; elle comprit comment Fabien, tout en laissant la responsabilité à Léon de Vaux, l’avait conduite, elle Fernande, en face de la femme de Maurice. Tous les calculs qu’avait pu former sur cette rencontre l’esprit intrigant de Fabien lui furent révélés: le dépit de la jeune femme contre son mari, la jalousie de Clotilde contre Fernande, tout devait être mis à profit par celui qui avait mené cette intrigue. Elle sentit ce que doit sentir, au milieu d’une bataille acharnée, un général qui devine le plan de l’ennemi, et qui comprend qu’en l’attaquant d’une certaine façon, il est sûr de la victoire. Elle comprit que c’était, non pas le désir aveugle des hommes, mais la main intelligente de Dieu qui avait conduit tout cela, et elle eut cette conviction soudaine qu’elle était, elle pauvre fille sans nom, elle pauvre courtisane méprisée, appelée à rendre la paix à la noble famille dans laquelle elle était admise, en sauvant non-seulement la vie à Maurice, mais encore l’honneur à sa femme.