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En effet, Fernande, comme nous l’avons dit, n’avait adopté cette vie de bruit et d’agitation que pour échapper à elle-même, et, tant qu’elle volait emportée par deux vigoureux chevaux, tant qu’elle se laissait aller à l’enivrement de la voix de Duprez ou de Rubini, tant qu’elle souriait du délicieux sourire de mademoiselle Mars dans l’ancienne comédie, ou qu’elle pleurait de ses larmes dans le drame moderne; tant qu’elle était adulée, fêtée, soit comme reine de son salon, soit comme l’âme d’un joyeux repas, elle arrivait encore tant bien que mal au but qu’elle s’était proposé; mais, lorsqu’elle était seule, la réalité, suspendue sur sa tête comme l’épée de Damoclès, brisait le fil qui la retenait, et la pauvre femme retombait navrée par sa douleur sous le rocher de Sisyphe, qu’elle ne pouvait repousser jusqu’à la cime de l’oubli.

Et alors c’était quelque chose d’effrayant que l’abattement de Fernande, et elle-même craignait si fort la solitude, qu’elle retenait autour d’elle même les plus ennuyeux, même les plus antipathiques de ses adorateurs, pour ne pas se sentir rouler dans les abîmes de sa pensée. Rien n’avait plus de prise sur ce marasme, ni lecture, ni musique, ni peinture; la puissance de sa volonté la soutenait-elle parfois, était-elle arrivée, quoique seule, à se distraire de l’éternelle préoccupation qui l’obsédait, sa conscience, plus forte que sa volonté, l’attendait dans le sommeil. Alors c’étaient des rêves ou délirants de bonheur ou atroces de désespoir; quand elle ne serrait pas Maurice dans ses bras, elle voyait Maurice serré aux bras d’une autre. Bientôt elle se réveillait, fiévreuse et glacée à la fois; elle sautait à bas de son lit, elle quittait cette chambre banale pour se réfugier dans cette petite cellule blanche, toute parfumée de ses plus doux souvenirs. Puis, vêtue d’un simple peignoir, les pieds nus dans ses mules brodées, elle s’agenouillait devant ce lit, que jamais une pensée vénale n’avait souillé. Là, parfois les larmes lui revenaient, et les nuits où elle pouvait pleurer étaient ses heureuses nuits; car alors les larmes amenaient l’épuisement, et l’épuisement une espèce de calme.

C’était pendant ces courts instants de calme que Fernande s’interrogeait sur ce qu’elle avait fait, et se demandait si elle avait fait ce qu’elle devait faire; c’était alors qu’elle essayait de s’expliquer une conduite que l’instinct seul lui avait suggérée; c’était alors qu’elle cherchait à se rendre compte du passé.

– Pourquoi l’avoir chassé? disait-elle. Quel était son crime? De m’aimer, de m’avoir caché qu’il était marié, parce qu’il m’aimait, de me préférer, par conséquent, à sa femme, à celle que l’orgueil et les conventions sociales lui avaient imposée avant qu’il me connût, trois années auparavant! Et à quel moment, folle que je suis, ai-je été rompre avec lui? Lorsque cet amour était devenu une partie de mon âme, une portion de ma propre vie! Qui ai-je puni? Moi d’abord, lui ensuite; car qui dit qu’il m’aimait, lui autant que je l’aime? qui dit qu’il souffre ce que j’ai souffert? Oh! il m’aime comme je l’aime, il est puni comme je suis punie, il souffre comme je souffre, et c’est ma consolation. Oh! mon Dieu! qui m’eût dit que j’éprouverais le besoin de le voir souffrir?

Et Maurice souffrait effectivement, comme le disait Fernande. Chaque jour, depuis le jour où elle l’avait consigné à sa porte, il était revenu à l’heure où il avait l’habitude de venir. Alors il y avait pour Fernande un moment de douloureuse satisfaction; Maurice, pâle et tremblant, venait s’assurer que l’ordre qui le proscrivait subsistait toujours, et chaque jour elle voyait s’éloigner Maurice plus pâle et plus tremblant que la veille; cependant aucune plainte ne s’échappait de sa bouche: il remontait en voiture, la voiture disparaissait à l’angle de la rue, et tout était dit. Fernande, cachée derrière un rideau, la main sur son cœur, qui tantôt se resserrait comme s’il avait cessé de battre, tantôt se dilatait comme s’il allait lui briser la poitrine, ne perdait pas un de ses mouvements, et, s’approchant de la porte de l’antichambre, aspirait le son de sa voix. Puis, lui parti, la voiture disparue, elle tombait sur un fauteuil, l’appelant du fond de son cœur, et cependant ne cédant pas. Pourquoi? Parce que la vue de Maurice avait fait naître un autre ordre d’idées dans son esprit, en y éveillant les mystères les plus secrets de la jalousie. En effet, si, avec la connaissance du mariage de Maurice, Fernande n’avait pas cessé de le voir, ce bonheur qu’elle regrettait n’eût-il pas été plus terrible que la souffrance même? Le plus léger retard au moment de son arrivée, son départ dix minutes avant l’heure accoutumée, l’altération de ses traits, un sourire moins doux, une préoccupation involontaire, un de ces mille riens imprévus auxquels, dans un autre temps, elle n’eût pas même songé, eussent altéré à chaque instant cette sécurité sur laquelle elle appuyait nonchalamment son existence. Entre la femme d’en haut et la femme d’en bas, sa conscience n’eût pas supporté le parallèle. Cette terreur soudaine, cette répulsion invincible que le secret révélé avait fait naître en elle, c’était donc une sainte inspiration que le ciel lui avait envoyée et qu’elle devait suivre. Toute vérité vient de Dieu, quelle que soit la cause qui la met au jour et l’effet qu’elle produit. Si elle eût continué à voir Maurice, Maurice n’eût pas été malheureux, Maurice n’eût pas souffert, et il fallait que Maurice fût malheureux et souffrît, c’était la consolation des nuits sans sommeil de Fernande, c’était la compensation de ses jours voués au rire. Un dernier lien existait encore entre elle et Maurice, celui d’une triste sympathie: tout n’était pas détruit entre eux, une douleur commune leur restait.

Mais bientôt un tourment plus affreux attendait Fernande. Un matin, à l’heure où Maurice avait l’habitude de venir s’assurer que son malheur était toujours le même, Maurice ne parut pas. Alors une jalousie inouïe, inconnue, dévorante, s’empara de Fernande. Maurice pouvait se consoler, Maurice pouvait oublier; elle pouvait revoir Maurice un jour, calme, spirituel, comme elle l’avait vu souvent, sans qu’à son aspect il pâlit et tremblât; c’était une chose à laquelle elle n’avait jamais songé, parce qu’elle lui avait paru impossible.

Alors ce fut au tour de Fernande, sous un long châle, sous un voile épais, d’aller errer autour de l’hôtel de la rue de Varennes, dans l’espérance d’apercevoir Maurice. Une porte cochère à demi entr’ouverte, une cour sans mouvement, un perron sans valets, une maison sans habitants, muette le jour, sombre la nuit, voilà ce qui répondit, chaque fois qu’elle l’interrogea du regard, à son impatiente curiosité, lorsqu’elle venait comme une ombre passer devant ce tombeau!

Et cependant Fernande continuait la même existence; les mêmes plaisirs apparents revenaient aux heures qui leur étaient consacrées; par une réaction terrible sur elle-même, Fernande avait la force de vivre au milieu de ses frivoles adorateurs; elle souriait courageusement à M. de Montgiroux, sa toilette dénonçait les mêmes soins. Le soir, on voyait ses chevaux gris piaffer à la porte des théâtres; le jour, on voyait sa voiture traverser rapidement les allées du Bois. À l’Opéra, elle semblait attentive à la voix des chanteurs; au Théâtre-Français elle continuait d’applaudir Célimène ou Hortense; l’encens de la flatterie formait un nuage vaporeux autour de sa tête resplendissante de jeunesse, étincelante de diamants; elle vivait enfin dans une atmosphère où la beauté, promptement étiolée, laisse un corps sans charme, une âme froide, un cœur vide, un esprit épuisé, et, pour la première fois, comprenant l’importance de la richesse, elle y attachait du prix. Fernande avait de fréquentes entrevues avec son notaire; elle achetait des terres.