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– Ce que je disais n’a aucune valeur, monsieur, puisque je ne connais pas madame Ducoudray.

– Madame Ducoudray! allons, c’est vous qui y tenez maintenant, reprit Léon de Vaux.

– J’y tiens parce que j’ai réfléchi, reprit le vieillard en composant son visage comme s’il eût été en cour de justice; j’y tiens parce qu’il est convenable que, tant que cette jeune dame restera ici, elle porte un nom qui ressemble à un nom de femme, et non à un prénom…

– Qui ressemble à un nom de fille, reprit gravement Fabien. M. le comte de Montgiroux a parfaitement raison, et c’est toi qui es un écervelé, mon cher Léon.

– Très-bien, monsieur, reprit le comte; respectons les usages reçus, on ne s’en écarte jamais impunément, et, moi-même, j’ai eu tort, du moment que madame Ducoudray était reçue chez ma nièce, de dire ce que j’en ai dit.

– Monsieur le comte, dit à son tour Léon de Vaux en imitant le sérieux diplomatique du pair de France, je sais toujours me soumettre dès qu’on parle au nom du monde; mais c’est vous, daignez vous le rappeler, qui d’abord accusiez Fernande.

– J’avais tort, dit vivement le vieillard, je parlais sur ouï-dire; on devrait être assez sage pour ne jamais se laisser aller à ces opinions qui viennent on ne sait d’où et qui sont faites on ne sait pour quoi…

– Pardon, pardon, monsieur le comte; mais il y a bien, au fond, quelque chose de vrai dans ce qu’on dit de Fernande.

– Mais aussi peut-être exagère-t-on, reprit le pair de France sans s’apercevoir qu’il était en pleine contradiction avec ce qu’il avait dit d’abord. En effet, la réserve de madame Ducoudray, le ton décent de ses manières, son langage toujours mesuré, démentent les méchants propos que l’on tient sur son compte, et vous seriez fort embarrassé de prouver tout ce qu’on avance sur elle, vous qui avouez que vous la calomniez.

– Eh! monsieur le comte, reprit Léon, connaissez-vous de nos jours une réputation qui ne se fasse pas ainsi sur parole? Il faut qu’on parle des gens, qu’on en parle bien ou mal, peu importe. Mieux vaut la médisance que l’oubli. Vous vous rappelez ce que disait l’autre jour chez madame d’Aulnay un académicien autrefois célèbre: «Ah! madame, il y a une terrible conspiration contre moi, disait-il. – Laquelle? – Celle du silence.» En effet, monsieur le comte, le pauvre homme en était arrivé à ne pouvoir même plus faire dire du mal de lui, Heureusement, il n’en est pas de même de Fernande.

– Mais enfin, monsieur, qu’en dit-on? demanda M. de Montgiroux avec une impatience qu’il ne pouvait plus contenir.

– Eh! mon Dieu! ce qu’on dit de certains hommes politiques qui n’en sont pas moins considérés pour cela, – qu’ils sont à tout venant, pourvu qu’il en résulte de l’argent et de l’éclat. – Une loge à l’Opéra est à Fernande ce que la croix de la Légion d’honneur est à un député. Les ministères changent, les amants se succèdent: chez l’une et chez l’autre, c’est toujours le même sourire, la même complaisance, le même dévouement, et surtout la même conviction; la seule différence, c’est que les courtisanes ont l’opinion contre elles, et que les courtisans l’ont pour eux.

Léon de Vaux avait mal calculé le coup qu’il portait; en s’élançant dans le domaine politique, il rentrait dans les terres de M. de Montgiroux, et le vieil homme d’État était tellement cuirassé par l’indifférence ou par l’habitude, que l’attaque, toute directe qu’elle était, ne le fit même pas sourciller. Il en revint donc au seul sentiment qui eût encore le pouvoir de faire battre son cœur: à l’amour, ou plutôt à l’amour-propre.

– Mais enfin, dit-il, puisque vous connaissez beaucoup madame Ducoudray, et puisque vous ne reniez pas cette connaissance…

– La renier? reprit Léon. Au contraire, j’en tire vanité.

– Vous pourriez me dire…

– Le nombre de ses adorateurs? Parfaitement.

– Diable! tu prends là une tâche difficile, dit Fabien, qui, ainsi qu’on l’a remarqué, ne parlait qu’à de longs intervalles.

– Pourquoi pas? Tu sais que j’étais très-fort en algèbre, et, en procédant du connu à l’inconnu, on y arrivera.

– J’espère que vous vous mettrez en tête de la liste, monsieur de Vaux, dit le pair de France avec amertume.

– Non, monsieur le comte, non, car je ne compterai que les amants favorisés, et je ne suis pas encore au nombre de ceux-ci; en tête de la liste, j’inscrirai, non pas mon nom, mais le nom de Maurice.

– Faites-y attention: depuis un mois qu’elle a rompu avec mon neveu, il se pourrait bien que quelque autre lui eût succédé.

– Je vous ai dit que j’allais procéder du connu à l’inconnu; attendez donc.

– C’est juste, dit Fabien; attendons.

– À Maurice, continua Léon, a succédé un personnage mystérieux et invisible qui se cache et se trahit tout à la fois. Voyons, qui cela peut-il être? L’heure dont il peut disposer est d’une heure à deux, et, pendant cette heure, la porte de Fernande est impitoyablement fermée à tout le monde. Sa voiture, qu’on voit cependant au fond de la cour, est attelée de deux alezans brûlés; sa loge à l’Opéra est un entre-colonnes: il en a cédé un jour, le vendredi. Or, voyons maintenant parmi tes amis, Fabien, parmi vos connaissances, monsieur de Montgiroux, quel est l’homme auquel ses graves occupations ne laissent qu’une heure par jour, qui ait un entre-colonnes à l’Opéra, et dont la voiture soit habituellement attelée de deux alezans.

– Mais celle de M. de Montgiroux, dit madame de Barthèle, qui entrait au salon juste au moment où cette question était faite; M. de Montgiroux a deux alezans à sa voiture.

– Tout le monde a des chevaux alezans, répondit vivement le comte, c’est la couleur la plus commune. Mais, chère baronne, puisque vous voici, dites-nous comment va Maurice?

– Miracle, mon cher comte, miracle! s’écria madame de Barthèle rayonnante de joie; madame Ducoudray a été parfaite de bonté et de convenance; décidément, c’est une femme adorable.

Un sourire passa sur les lèvres des deux jeunes gens, et un nuage assombrit le front de M. de Montgiroux.

– Oui, messieurs, adorable, c’est le mot, reprit madame de Barthèle en voyant le double effet qu’elle avait produit.

– Et qu’a-t-elle donc fait de si merveilleux? reprit le pair de France d’un ton dans lequel, malgré sa puissance sur lui-même, perçait quelque amertume.

– Ce qu’elle a fait? s’écria madame de Barthèle, ce qu’elle a fait? D’abord, mon cher comte, permettez que je respire; on ne passe pas, comme je viens de le faire, de la plus extrême douleur à la joie la plus vive; car, réjouissez-vous avec nous, mon cher comte, pourvu que madame Ducoudray reste seulement huit jours ici, le docteur répond de Maurice.

– Huit jours ici, cette femme? s’écria le comte.

– D’abord, mon cher comte, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien sévère en appelant notre belle Fernande cette femme. Cette femme ferait envie à bien des grandes dames, je vous en réponds. Il est impossible d’avoir plus de sensibilité, plus d’élévation d’âme, plus de tact, plus d’esprit, plus de grâces que n’en a madame Ducoudray. Vous vous êtiez tous abusés sur son compte, j’en suis certaine, ou ce que l’on vous a dit sur son compte est de la calomnie. Je ne suis pas tout à fait une bourgeoise, n’est-ce pas? et j’ai la prétention de me connaître en bonnes manières. Eh bien, appelez Fernande madame de… Chanvry ou madame de… Montlignon, au lieu de l’appeler madame Ducoudray; ce sera tout aussi bien une duchesse que la veuve d’un agent de change, d’un courtier de commerce, d’un homme d’argent, enfin, à ce que vous m’avez dit, n’est-ce pas?