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Elle étouffa un soupir, et elle eut la force de détourner les yeux de la peinture pour les porter sur le jeune homme; il écoutait comme on admire, silencieux et le cœur gonflé d’émotion.

– Et maintenant, poursuivit-elle, vous savez de moi, Maurice, tout ce que vous devez savoir, vous connaissez tout ce que vous pouvez connaître; soyez assez généreux, je pourrais dire assez équitable, pour me prendre en pitié. Tâchez de comprendre le courage qu’il me faut pour supporter cette existence en apparence si frivole. Oui, je le sais bien, vous m’avez rencontrée au milieu de jeunes fous, vos amis. Mais c’est un des effets les plus inévitables de ce passé, que je maudis, de ne pouvoir m’affranchir du joug des conséquences: quand une fois on s’est écarté des chemins battus, une autre dirait par les préjugés du monde, moi, je dirai par les lois sociales, la plus naturelle des actions louables demande un effort, la plus simple des vertus demande une réaction. Pour vivre la moitié de ma vie selon mes goûts, je suis obligée de sacrifier l’autre. Vous m’avez rencontrée au milieu du bruit et de la joie. J’aurais mieux aimé, ce soir-là surtout, la solitude et le silence; car, ce soir-là, j’étais triste à mourir. Cependant, cette fois, je n’ai pas à me plaindre d’avoir cédé aux instances qui m’ont été faites, puisque je vous ai rencontré, puisque aujourd’hui je vous vois, je vous sens là près de moi. Oh! je n’ai pas tardé à m’apercevoir que vous ne partagiez pas la joie de vos amis, et, moi, j’étais contente de votre tristesse; car il me semblait que, dans votre tristesse, il y avait un peu de jalousie. J’aurais voulu pouvoir vous dire: «Ne craignez rien, Maurice, pas un de ces hommes n’a été mon amant;» car, je vous le répète j’étais entraînée vers vous par une sorte de pressentiment; si vos regards se fixaient sur moi, je me sentais tressaillir; si vous parliez, j’aspirais vos paroles; enfin j’éprouvais le vague besoin d’aimer, je cherchais un refuge dans ma conscience, je rêvais l’abnégation complète de mon orgueil. Que voulez-vous! il n’y a de repos pour moi que dans le dévouement, il n’y a de bonheur que dans l’amour; aimer, c’est racheter mes fautes. Me comprenez-vous?… Ô Maurice, Maurice, dites que vous me comprenez.

Un regard voilé de larmes accompagna cette question.

– Oui, oui, répondit Maurice encore plus par un léger mouvement de tête qu’avec la parole, comme s’il eût craint, en prononçant un seul mot, de troubler la mélodie de la voix de Fernande, comme s’il n’eût pas voulu se distraire de ce regard triste, où se reflétait comme dans une glace le sens de tout ce qu’il venait d’entendre.

– Merci, reprit Fernande, merci! j’aurais été malheureuse de vous trouver insensible au côté douloureux de mon existence. Je vous disais donc, Maurice, que ma vie était régulière, et c’est la vérité; tout ce que j’en puis arracher au bruit et à la joie, je le consacre à l’étude, au travail, à la réflexion. Il en résulte que, dans le tourbillon où je suis parfois entraînée, je conserve toujours le calme de ma raison; les passions seules pourraient troubler mon âme, jeter leur agitation dans mon repos, me faire sortir du cercle où je me suis emprisonnée; mais, jusqu’au moment où je vous ai vu, je m’étais dit que je n’aimerais jamais, et je le croyais sincèrement, Maurice; car, ici, dans ma maison, je suis sous la sauvegarde de mes habitudes. Chaque place est destinée à un travail quelconque; si je n’ai pas fait plus de folies que je n’en ai fait, c’est au travail que je le dois. Le travail, c’est l’ange gardien qui veille sur moi, j’en suis convaincue. La peinture, la musique, une lecture sérieuse, et la journée se passe, et l’ennui n’arrive pas jusqu’à mon âme; de temps en temps, quelques amis à qui j’ose dire que je souffre, et qui ne rient pas de ma douleur, viennent causer avec moi. C’est quelque chose de si doux qu’une causerie où les sentiments produisent leur impression, où la pensée, sans y prétendre, s’élève à ce point que l’esprit n’ose la suivre, où, vagabonde, puissante et ailée, elle rapproche toutes les distances, réunit tous les contrastes, et, sur ce mot d’enfant: «Si j’étais roi!» bâtit des palais à loger une fée; poétiques rêveries qui soutiennent l’âme au milieu de nos inexorables réalités!

Si Maurice, libre d’esprit et de cœur, eût pu réfléchir sur le sens sérieux et profond de ce langage, un étrange étonnement se fût certes emparé de lui en songeant que c’était une courtisane qui parlait ainsi; mais, dans le vague d’une passion naissante, il n’était déjà plus maître de rien apprécier ni de rien repousser de celle qui l’inspirait; le charme était si puissant, le prestige si complet, qu’absorbé tout entier par le présent, il n’avait plus de souvenirs, et ne formait pas d’espérances, comme si la vie se fût résumée, passé et avenir, dans le regard, dans le geste de Fernande.

Elle avait interrompu son travail, et, souriant avec une naïveté d’enfant:

– M’avez-vous comprise? demanda-t-elle.

– Oh! oui, répondit Maurice, et il me semble que tout ce que vous me dites n’est que l’écho de mes propres pensées. Fernande, vous m’aimez, dites-vous? Eh bien, moi aussi, je vous aime, et de toutes les forces de mon âme.

– Mon Dieu! s’il était vrai, s’écria Fernande en joignant les mains, s’il était vrai, que je serais heureuse! car, d’aujourd’hui seulement, je commence à comprendre qu’il doit être affreux d’aimer seule, de vivre seule, de passer seule son temps à vouloir, à prévoir. Eh bien, si vous ne m’aimiez pas, Maurice, je serais désormais seule dans la vie. Mais tout alors serait bientôt dit; car, en vous voyant ici chez moi, près de moi, en écoutant les paroles que vous venez de me dire, j’ai reçu dans mon âme une espérance si douce, que je mourrais de la perdre.

– Eh! dépend-il de moi maintenant de vous aimer ou de ne pas vous aimer? s’écria Maurice; ne suis-je pas entraîné vers vous par un sentiment irrésistible, et, quand je le voudrais, pourrais-je donc me séparer de vous?

– Ce que vous dites là, Maurice, n’est pas ce que vous diriez à une autre femme? s’écria Fernande. Ce que vous me dites là est vrai?

– Oh! sur ma foi et sur mon honneur, répondit Maurice la main sur sa poitrine.

Fernande se leva.

– Ce moment me fait oublier bien des chagrins, dit-elle; Maurice, vous êtes mon sauveur.

Et, reportant son regard sur la peinture:

– Voyez, dit-elle, comme mes sens étaient d’accord avec ma pensée; il y a un mois que j’hésite à faire la tête du Sauveur, et en dix minutes cette tête a été achevée.

Maurice jeta les yeux sur le tableau, et vit avec étonnement que la tête triste et mélancolique de Jésus était son propre portrait.

– Vous vous reconnaissez, n’est-ce pas? dit Fernande. Eh bien, comprenez-vous à la fois ma pensée et mon espérance? Dieu pardonne à la femme coupable par votre bouche et par vos yeux. Démentirez-vous sa divine parole? Et moi, si je devais manquer jamais à la sainte promesse que je fais de ne pas vous trahir, ne me suffirait-il pas, pour raffermir mon âme, de prier devant cette peinture, qui parle de la miséricorde céleste?

Elle posa sa palette et son pinceau sur une chaise.

– Je ne toucherai plus à cette toile, dit-elle, j’y gâterais quelque chose. Ce qui se fait sous l’inspiration du sentiment a toujours un caractère de grandeur et de vérité. Quittons cet atelier, Maurice, et venez au salon; je veux me montrer à vous tout entière, je veux que vous m’aimiez.