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Un tel accord de sympathie venait accroître rapidement une passion dont l’un et l’autre ressentaient pour la première fois l’impression profonde. Chaque jour ajoutait quelque chose au charme du tête-à-tête, au bonheur de l’intimité. Plus ils s’appréciaient l’un l’autre, plus ils se sentaient étroitement unis. Tous deux à cet âge heureux de la vie où le temps qui passe ajoute encore aux grâces du corps, ils voyaient dans leur tendresse mystérieuse tant d’heureuses chances de bonheur, que la source de ce bonheur semblait ne pouvoir se tarir. Avec Fernande, l’âme presque toujours dominait les sens et excluait ce culte de soi-même qui use vite le sentiment et qui fait de certaines liaisons un lien si fragile. L’amour, ce feu qui ne brille qu’aux dépens de sa durée, était si chastement couvert sous les ressources du cœur et de l’esprit, qu’il semblait chez ces deux beaux jeunes gens devoir suffire à la durée de toute leur existence. Le temps s’écoulait rapidement, et cependant la jeune femme élégante ne se montrait plus ni dans les promenades ni dans les spectacles. Les plus belles journées d’hiver, ces journées que l’on met si âprement à profit, s’écoulaient sans qu’on aperçût la voiture de Fernande ni aux Champs-Élysées ni au Bois. Les spectacles les plus attrayants de l’Opéra et des Bouffes se passaient sans que les regards retrouvassent la loge où Fernande trônait au milieu de sa cour. Elle avait fait de ses heures un emploi si régulier et si complet, qu’il ne lui restait pas un instant à donner aux indifférents de tous les jours et aux flatteurs d’autrefois. Depuis que Maurice était entré dans son appartement, nul n’était plus admis chez elle, aucun n’avait part à sa confiance; nul regard indiscret ne pouvait percer le secret de sa conduite, et, dans son ivresse, elle laissait la foule s’étonner et murmurer.

– Mon Dieu, que je suis heureuse! disait-elle souvent en laissant tomber sa tête gracieuse sur l’épaule de Maurice et en parlant les yeux à demi fermés, la bouche à moitié entr’ouverte. Le ciel a pris mes maux en pitié, cher ami; car il m’a envoyé cet ange, qui est venu trop tard pour être le gardien de mon passé, mais qui sera le sauveur de mon avenir. Je vous dois mon repos aujourd’hui et pour toujours, Maurice; car, avec le bonheur, il n’y a que des vertus. Ah! croyez-le bien, le juge d’en haut sera sévère pour ceux qui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées au fond de leur âme, et qui, pouvant se procurer le bonheur dont nous jouissons, l’ont laissé passer sans en vouloir. Le bonheur, vois-tu, Maurice, c’est une pierre de touche sur laquelle tous nos sentiments sont éprouvés, les bonnes et les mauvaises qualités n’y laissent pas la même marque. Le bonheur qui me vient de toi, Maurice, m’élève à ce point, que je suis fière d’exister maintenant, moi qui parfois ai eu honte de la vie. En effet, le monde pour moi se réduit maintenant à nous deux; l’univers pour moi se concentre dans cette petite chambre, paradis que tu as animé, Éden où nul n’est entré avant toi, et où nul n’entrera après toi, car l’ange de notre amour veille au seuil. J’espère en toi comme en Dieu; je crois en ton amour comme en la vie qui m’anime. Je ne dirai pas que je pense à toi à des moments donnés; non, ton amour est en moi. Je ne pense pas au sang qui fait battre mon cœur, et cependant c’est ce sang qui me fait vivre. Je suis si certaine que tu m’aimes, Maurice, que jamais un doute n’est venu troubler ma sécurité à cet égard. Il me semble que j’assiste par la puissance de mon imagination à toutes les actions de votre vie. Je pénètre avec vous dans l’intérieur de votre famille, je vois votre mère, je l’aime pour vous avoir donné la vie, je la respecte à cause de son nom, je m’incline devant elle pour recevoir une part des bénédictions qu’elle vous donne; que vous êtes heureux, Maurice! Et, voyez comme je suis folle, il me semble que je suis de moitié dans les soins que vous lui rendez, dans l’amour que vous avez pour elle. Je me cache, en pensée, dans un coin de votre salon, comme une pauvre enfant mise en pénitence, qui peut tout voir, tout entendre, mais à laquelle il est défendu de parler. Oh! non-seulement, Maurice, je ne vis que pour vous, mais encore je ne vis que par vous, je le sens.

De son côté, Maurice ne comprenait la vie que par le temps qu’il consacrait à Fernande. Aussi, placé entre Clotilde qu’il cachait à Fernande, et Fernande qu’il cachait au monde, il était heureux et malheureux à la fois: malheureux de feindre auprès de Clotilde une tendresse qu’il ne pouvait avoir, auprès de Fernande une liberté qu’il n’avait pas, et dans le monde une tranquillité qu’il n’avait plus.

En effet, quoique la confiance fût sans bornes entre les deux amants, ils avaient cependant apporté quelques restrictions dans leurs confidences mutuelles, restrictions indispensables à leur bonheur. À leur avis, ce n’était pas tromper, c’était aimer avec discernement, voilà tout. Entre l’illusion et la vérité, il se fait toujours une capitulation de conscience, une de ces transactions tacites et obligées qui seules rendent possibles les relations secrètes. Ainsi Fernande, avec la franchise qui lui était permise, n’avait point consenti à parler à Maurice de sa vie passée, parce que, dans cette vie, il y avait des actes dont elle avait à rougir. Ainsi Maurice avait, avec les plus grandes précautions, caché à Fernande qu’il fût marié, autant par respect pour Clotilde que par amour pour Fernande. Il en résultait que, forcé de tromper à la fois sa femme et sa maîtresse, il usait sa vie à cacher à l’une son amour, et à l’autre les devoirs qui lui étaient imposés. Fernande se donnait tout entière, tandis que Maurice ne se laissait prendre qu’à moitié. Et cependant Maurice n’aurait pas donné ce bonheur troublé pour quelque bonheur que ce fût. Depuis trois mois seulement, il se sentait vivre d’une vie complète dans ses bonheurs infinis et dans ses douleurs profondes.

Mais rien n’est durable sur la terre; l’orage naquit des précautions mêmes que les deux amants avaient prises pour l’éviter. Fernande n’était pas une de ces femmes qui disparaissent du monde sans qu’on s’en aperçoive. Elle avait le droit de s’isoler avec un repentir et non pas avec un amour. Ses anciens adorateurs réclamèrent comme une propriété leur soleil éclipsé. Repentante, ils eussent pu la plaindre; heureuse, ils jalousèrent celui dont elle tenait son bonheur. Elle fut entourée, espionnée, guettée. Quand la volonté s’unit à l’intérêt, on parvient à tout savoir. Il n’y a pas de mystère si impénétrable que l’envie n’y glisse son regard fauve, et, si habilement tissu que soit le voile, il s’y trouve toujours un trou d’épingle par lequel on ne peut voir, mais par lequel on est vu. On vit Maurice entrer chez Fernande; on vit Maurice en sortir quatre heures après y être entré, quand personne n’était reçu. Il n’y eut plus de doute alors que Maurice ne fût l’amant préféré, l’amant exigeant, l’amant jaloux. On ne croyait pas de la part de Fernande à une retraite volontaire, on ne voulut pas tolérer ce qui était une infraction à toutes les lois de la galanterie, et, un matin, Fernande reçut, d’une petite écriture déguisée, un de ces billets contre lesquels il n’y a pas de vengeance légale possible, quoiqu’ils tuent aussi sûrement que le fer et le poison.

C’était une lettre anonyme conçue en ces termes:

«Une noble famille est plongée dans le désespoir depuis que le baron Maurice de Barthèle vous aime. Soyez aussi bonne que vous êtes belle, madame: rendez non-seulement un fils à sa mère, mais encore un mari à sa femme

Fernande venait de se lever après une nuit heureuse et pleine de rêves dorés, comme elle en faisait depuis qu’elle connaissait Maurice. Elle qui aimait le jeune baron sans arrière-pensée, n’avait pas même eu l’ombre de ces remords qui, de temps en temps, mordaient Maurice au cœur. Non, en elle, la félicité était complète, immense, infinie; le coup fut donc terrible, la nouvelle fut donc foudroyante. Elle relut une seconde fois la lettre, qu’elle n’avait pas comprise à la première vue. Elle la relut en pâlissant à chaque ligne; puis, quand elle eu fini de lire, elle tomba évanouie.