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Sortant à pied, au hasard, sans but, cachant sous un voile sa pâleur, et, par la rapidité de sa marche, dissimulant l’agitation dont elle était saisie, Fernande se trouva bientôt rue de Provence, en face de la maison de madame d’Aulnay.

Elle ne savait où aller. Elle entra.

– Eh! c’est vous, cher ange! s’écria la femme de lettres en grimaçant un sourire; à la bonne heure, et je vois que vous êtes sensible aux reproches. Étiez-vous donc cloîtrée, qu’on ne vous a pas vue de tout cet hiver? Mais qu’avez-vous donc? Vous êtes pâle comme un linge, vous avez les yeux rouges et gonflés. Que s’est-il donc passé, mon Dieu? Voyons!

Et, tout en parlant, elle entraînait la jeune femme dans une espèce d’oratoire qui se trouvait derrière la chambre à coucher.

– J’ai… oh! j’ai, s’écria Fernande, que je suis la plus malheureuse de toutes les femmes.

Et ses larmes, longtemps comprimées, jaillirent à flots de ses paupières.

– Vous, malheureuse! avec vos vingt ans, votre charmant visage, que vous défigurez comme une enfant que vous êtes?

Allons donc, impossible! et je suis sûre que, si vous me racontiez la cause de cette grande douleur…

– Oh! ne me demandez rien, je ne vous dirai rien… Je suis malheureuse, voilà tout.

– Allons, allons, je devine: quelque grande passion. Mais êtes-vous folle d’aimer ainsi, chère belle! Aimer à votre âge, pauvre ange! mais sachez donc que, quand on est belle comme vous, on ne doit pas aimer. Aimer! voilà de ces folies qui sont bonnes tout au plus pour les femmes laides; mais les passions altèrent nos facultés morales, flétrissent nos avantages physiques. Oh! je veux faire un roman ou une comédie sur le danger d’aimer; et prenez-y garde, je l’appellerai Fernande. Croyez-moi, ma belle enfant, il n’y a pas de cosmétique qui vaille l’indifférence; c’est la véritable eau de Ninon. Je ne connais pas de fard qui vaille la joie. Laissez-vous aimer tant qu’on voudra; mais vous, de votre côté, gardez-vous du sentiment: le sentiment tue.

– Oui, oui, vous avez raison, dit Fernande, qui avait entendu, mais sans bien comprendre.

– Si j’ai raison! je le crois bien. Allons, essuyons les perles qui ruissellent sur ces feuilles de roses, continua la femme de lettres en approchant des yeux de Fernande le mouchoir qu’elle avait laissé tomber sur ses genoux, et qui de ses genoux avait glissé à terre. Ce sont les larmes qui font les rides, à ce qu’assurent les vieilles femmes. Consolez-vous; vous savez le proverbe: «Un amant perdu, dix de retrouvés.» Pour vous, Dieu merci! tout est facile à cet égard. Vous passerez la journée avec moi; je vous distrairai. Le voulez-vous?

– Oui.

– Nous irons faire une promenade au Bois; le temps est superbe, et ces premiers jours de printemps sont délicieux quand ils ne sont pas aigres. Vous n’êtes pas en toilette, dites-vous? Mais que vous importe, à vous! vous êtes toujours en beauté. La toilette, c’est bon pour nous autres, vieilles femmes. À vingt ans, c’est un plaisir; à trente-cinq ans, c’est une affaire.

En se donnant trente-cinq ans, madame d’Aulnay mentait de dix.

L’espèce de fièvre d’indignation qui soutenait le courage de Fernande ne laissait arriver à sa pensée qu’un bourdonnement confus; d’ailleurs, le besoin d’impressions nouvelles nécessitait l’agitation physique et la variété des objets extérieurs. Elle accepta une proposition qui lui promettait du mouvement, l’aspect et l’air de la campagne. Mais il fallait attendre que l’heure de cette promenade fût venue. Madame d’Aulnay recevait beaucoup de monde; d’un moment à l’autre, un étranger, un inconnu, pouvait venir, et chaque minute était un siècle pour l’impatience de la jeune femme désespérée.

En effet, on annonça le comte de Montgiroux.

Sans connaître en aucune façon les rapports qui existaient entre le comte de Montgiroux et Maurice, Fernande se leva; mais madame d’Aulnay la retint.

– Restez donc, lui dit-elle, mon cher ange; M. de Montgiroux est un homme charmant.

En même temps, comme madame d’Aulnay avait fait signe qu’elle était visible, le pair de France entra.

Le comte de Montgiroux connaissait Fernande de vue: il savait son esprit, il appréciait son élégance. Il s’approcha donc de la jeune femme avec cette charmante politesse des hommes du dernier siècle, que nous avons remplacée, nous autres, par la poignée de main anglaise, comme nous avons remplacé le parfum de l’ambre par l’odeur du cigare.

Madame d’Aulnay s’aperçut de l’impression que Fernande avait produite sur le comte, et, comme le pair de France était un de ceux que la femme de lettres tenait à compter parmi ses fidèles, et qu’elle avait généralement pour lui toutes sortes de prévenances:

– Soyez le bienvenu, mon cher comte, dit-elle. Êtes-vous homme à vous contenter aujourd’hui d’un mauvais dîner?

Le comte fit un signe affirmatif, en regardant à la fois madame d’Aulnay et Fernande, et en les saluant tour à tour.

– Oui? reprit madame d’Aulnay. Eh bien, c’est dit, vous viendrez rompre notre tête-à-tête, car nous comptions passer la journée en tête-à-tête; j’ai déjà signifié à M. d’Aulnay qu’il eût à aller dîner avec des académiciens. Vous savez que je suis en train d’en faire un immortel, de ce pauvre M. d’Aulnay?

– Mais ce sera une chose facile, ce me semble, madame, reprit galamment le pair de France, surtout si vous êtes mariés sous le régime de la communauté.

– Oh! je sais que vous êtes un homme charmant, c’est dit, c’est entendu; mais revenons à notre dîner; nous pouvons compter sur vous, n’est-ce pas?

– Oui, je suis rassuré sur le dérangement que je cause; et j’avoue même que l’offre que vous me faites sera pour moi un grand bonheur.

– Eh bien, rassurez-vous; sans doute nous avons à causer; mais nous allons au Bois ensemble, et, pendant une excursion de deux heures, deux femmes se disent bien des choses.

Nous aurons donc deux heures pour causer à notre aise, et à six heures et demie vous nous retrouverez libres de toutes nos confidences. Cela vous va t-il?

– Oui, à la condition que vous me laisserez donner à vos gens mes ordres pour le dîner.

– N’êtes-vous pas ici comme chez vous? Faites, mon cher comte, faites.

Le comte se leva et salua les deux femmes, qui, dix minutes après, reçurent chacune un magnifique bouquet de chez madame Barjon.

La proposition de madame d’Aulnay au comte de Montgiroux avait d’abord effrayé Fernande; puis elle s’était demandé ce que lui faisait madame d’Aulnay, ce que lui faisait le comte, ce que lui faisait le reste du monde. Au milieu de la plus bruyante et de la plus nombreuse société, ne sentait-elle point qu’elle resterait seule avec son cœur? Elle s’était donc résignée, sûre qu’elle était d’un douloureux tête-à-tête avec sa pensée.