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Notre intention n’est point de donner à nos lecteurs les détails d’une de ces fêtes que notre ami Charles de Boignes décrit si bien; seulement, disons que Fabien et Maurice partagèrent le prix d’Orléans, et que, dans la course des gentilshommes riders, Miranda, montée par Maurice, sauta bravement toutes les haies, tandis que Roland refusa la dernière.

Selon sa vieille habitude, Fabien se retrouvait donc battu par son ami.

Fernande n’avait jamais vu Maurice, elle n’avait jamais entendu prononcer son nom; elle commençait à être à la mode dans le monde quand Maurice s’en était retiré. Fernande avait dans sa voiture une de ces femmes sans conséquence, dont les femmes élégantes qui n’ont ni frère ni mari se font une compagne et un maintien; elle demanda à cette femme quel était ce beau cavalier brun qui montait ce beau cheval alezan. La compagne de Fernande ne connaissait ni le cheval ni le cavalier. Fernande fut donc forcée de recourir au programme, et ce fut le programme qui lui dit le premier le nom de l’homme qui allait avoir une si grande influence sur sa vie.

Les courses devaient se continuer le lendemain. Les amateurs que la fête avait attirés restèrent donc à Chantilly. On sait de quelle manière les choses se passaient en pareille occasion, et comment on se disputait chaque chambre. Fernande s’y était prise assez longtemps à l’avance pour avoir un appartement complet ou elle recevait toute sa cour. Après les courses, ses amis de Paris se réunirent donc chez Fernande, et, comme elle possédait la maison la plus confortable de Chantilly, il fut convenu qu’on se trouverait chez elle le soir et qu’on y souperait en commun.

Maurice avait d’abord eu l’intention de revenir le soir même à Fontenay-aux-Roses; mais, sur le turf une foule de paris s’étaient engagés pour le lendemain; en sa qualité de vainqueur, le baron de Barthèle devait aux vaincus une revanche. Il resta donc, quoique sa première pensée eût été, comme nous l’avons dit, de partir.

Le bruit du souper projeté se répandit. Fabien vint en parler à Maurice comme d’une espèce de solennité à laquelle il ne pouvait se dispenser d’assister. Maurice connaissait Fernande de nom; il avait souvent éprouvé une grande curiosité de voir cette femme, dont ses amis parlaient toujours comme d’une des femmes les plus gracieuses et les plus spirituelles qui existassent. On n’eut donc pas grand’peine à l’entraîner vers une chose qu’il désirait depuis longtemps. Cependant il ne consentit à accompagner Fabien qu’à la condition qu’on recommanderait le plus grand secret à ses amis, de peur que Clotilde n’apprît cette petite débauche, et que, sous aucun prétexte, il ne serait question, pendant ce souper, ni de sa mère ni de Clotilde. Fabien fit semblant de comprendre cette pudeur de fils et d’époux, et jura à son ami que, de son côté, il n’avait à craindre aucune indiscrétion.

Maurice avait donc été présenté à Fernande le soir même, et Fernande l’avait reçu avec toutes les déférences que l’on doit à un vainqueur.

D’abord, Fernande n’avait vu dans Maurice qu’un homme élégant de plus dans sa cour d’hommes élégants; aucun changement ne se manifesta donc dans ses manières, elle resta quelque temps rieuse, spirituelle et coquette, comme elle l’était toujours. Bientôt cependant les avantages physiques, qui prédisposent toujours à la sympathie, inspirèrent à Fernande une de ces attractions inévitables qui servent d’appui à la philosophie corpusculaire de Thomas Brown, et qui forment, selon lui, la base des grandes passions. Bientôt, et surtout lorsque la gaieté de la table eut donné un plus libre cours à la conversation, Maurice parla. Le son de sa voix était vibrant, son esprit était vif; de temps en temps, des lueurs poétiques illuminaient ses paroles avec le rayonnement d’une idée, chose si rare dans le monde où il se trouvait, et, sous le feu des saillies, une pensée sérieuse commença de se glisser au cœur de la courtisane. Au lieu de diriger, comme d’habitude, la conversation, ou plutôt de la faire bondir légère et joyeuse, selon les caprices de son esprit, Fernande écouta et regarda Maurice. Ce fut alors que, sans y songer, elle découvrit dans le visage du jeune homme les traits pour lesquels, en sa qualité d’artiste, elle avait toujours conçu une prédilection particulière; les lignes pures que son imagination rêvait sans pouvoir les tracer, lorsque, le pinceau ou le crayon à la main, elle cherchait le beau idéal sur le papier ou sur la toile. Elle douta alors que le cœur fût chez Maurice à la hauteur de la forme et de l’esprit. Elle jeta quelques mots destinés à résonner sur l’âme comme fait sur le bronze le battant de la cloche. Les mots rendirent juste le son qu’attendait Fernande; de plus, ils amenèrent sur le visage de Maurice cette teinte de mélancolie que nous avons dit lui être habituelle, et qui est si séduisante, chez un homme surtout. Pendant tout le cours du souper, il ne fit pas un seul compliment à Fernande.

Placé trop loin d’elle pour lui rendre tous les petits services qu’on se rend de convive à convive, il se contenta de la regarder. Seulement, chaque fois que la gaieté éclatait plus vive, et que la conversation, contenue cependant dans certaines limites, devenait plus libre, le regard de Maurice se voilait, en regardant l’ange déchu, d’un nuage de tristesse plus profonde, comme si Maurice s’était dit au plus intime de son cœur: «Si jeune, si belle, si élégante, si bien faite pour être aimée, quel malheur qu’elle soit ce qu’elle est!»

Et, en effet, Maurice, de son côté, éprouvait les mêmes sympathies et recevait les mêmes atteintes. Des causes différentes produisaient chez lui des effets semblables. Il trouvait dans Fernande la réalisation des rêves de son amour, ces formes que son imagination avait mille fois tracées dans l’ombre et dans la nuit de l’espoir, cet être de la pensée, ce fantôme créé à la fois par le cœur et par l’esprit, dont on est sans cesse distrait et détourné par les réalités de la vie, mais qu’on retrouve avec bonheur dans le repos et dans la solitude, quand on ferme les yeux, quand on oublie les mœurs positives, quand l’âme réagit sur la matière. Au milieu de cette joie bruyante, au milieu de cet échange de mots sonores qui résonnaient d’autant plus qu’ils étaient vides, Maurice soupirait donc effectivement en secret; souriant tristement à l’illusion, suivant du regard l’animation tardive de son désir éteint, il contemplait tristement et avec des regrets intimes, au milieu des éclats de la joie, la malheureuse femme qu’il avait adorée, sans la connaître, dans la pureté de ses premières sensations. Cette impression se glissait jusque dans son cœur, sous la protection d’une douce pitié, et son cœur, en retrouvant l’image d’autrefois, recevait des émotions inconnues, et devinait en lui des facultés nouvelles.

Quoique partis de points opposés, Maurice et Fernande se trouvaient donc réunis au même but. La soirée eut pour eux la durée d’un éclair; on se sépara à trois heures du matin, et, lorsqu’on parla de se séparer, tous deux jetèrent les yeux sur la pendule, croyant qu’il était minuit. Maurice, en rentrant chez lui, n’eut plus qu’un souvenir, Fernande; Fernande, en rentrant chez elle après tout ce bruit évanoui, toute cette rumeur éteinte n’eut plus qu’une pensée, Maurice. Chacun se rappela les moindres paroles de l’autre, les plus légères intonations de voix, les moindres gestes; chacun s’endormit avec le désir de se revoir le lendemain.

Le lendemain, le jour se leva sombre et orageux. À midi, Maurice mit sa carte chez Fernande; mais il n’osa demander à être reçu. À une heure, l’orage éclata, et une pluie effroyable vint ôter tout espoir que les courses pussent avoir lieu. Force fut de remettre les paris à un autre jour; de tous côtés, on envoya chercher des chevaux de poste, et chacun reprit le chemin de la capitale.