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L’étonnement de Fernande se manifesta par un mouvement d’indignation si expressif, que madame de Barthèle, voyant qu’elle avait cruellement blessé la jeune femme, saisit la main de la courtisane, et, la pressant avec une affection involontaire:

– Ah! madame, s’écria-t-elle, soyez touchée du mal que vous causez sans le savoir, peut-être, et soyez bien convaincue que nous saurons apprécier et reconnaître tout ce que votre bonté, tout ce que votre complaisance…

Fernande pâlit affreusement, et, à la vue de sa pâleur, madame de Barthèle comprit seulement jusqu’à quel point les paroles qu’elle venait de prononcer, prises dans un certain sens, devenaient inconvenantes; elle s’arrêta donc tout à coup elle-même, balbutia quelques mots inintelligibles, et sentit son trouble s’augmenter en entendant Léon dire à demi-voix à Fernande, pour se venger sans doute de la rebuffade qu’il avait reçue un instant auparavant:

– Eh bien, maintenant, madame, vous comprenez, n’est-ce pas?

Ce manque de convenance blessa au cœur les deux femmes à la fois et du même coup, et chacune d’elles eut, à part soi, un effort inouï à faire pour maîtriser le reproche qui semblait prêt à sortir de leurs lèvres, et que cependant leur regard seul exprimait.

Quant à Fabien, il semblait assister en simple spectateur à une scène de comédie; il comprenait l’embarras réciproque de la femme du monde et de la courtisane, et, comme, quoi que l’on dise, l’amitié ne nous aveugle généralement que sur les qualités de nos amis, il trouva que le rôle de Léon était, dans cette circonstance, grâce à son caractère de soupirant surtout, le plus ridicule des trois.

Quant à Fernande, l’impression produite sur elle par les paroles innocemment cruelles de madame de Barthèle passa, ou du moins parut passer avec la rapidité de l’éclair. Une résolution intérieure, dont on vit briller la flamme dans ses yeux, donna à sa contenance une fierté qui ne fit qu’ajouter à la décence qui était inhérente à sa nature et relevait toutes ses actions; elle repoussa doucement la main de madame de Barthèle, et répondit avec une mesure admirable d’accent et de maintien:

– Madame, je ne saurais, sans m’exposer à être injuste envers vous peut-être, tenir en ce moment le langage qu’il convient à mon caractère de faire entendre. Aussi, n’est-ce point à vous que je m’adresse; c’est à MM. de Rieulle et de Vaux, qui m’ont conduite ici.

Alors, se tournant du côté des deux amis avec calme et dignité:

– C’est une audace qui ne saurait m’étonner de votre part, messieurs, quoique je vous fisse encore l’honneur de vous en croire incapables, que de placer une femme dans une position humiliante en face d’une autre femme, sans qu’elle ait mérité ce châtiment; c’est une lâcheté de plus commise par vous contre ces êtres faibles que vous dépouillez, dès l’enfance, par la séduction, par la ruse, par la surprise, des vertus qui font la seule force de leur sexe; que vous guettez sur le seuil de l’enfance, et avant quelquefois que la raison leur soit venue, pour les corrompre d’abord et vous arroger ensuite le droit de les abreuver d’outrages et de mépris; et cependant ni l’un ni l’autre de vous, je le répète, n’avait le droit de me mettre dans la position où il m’a mise à cette heure et où je suis.

Tout interdite d’une scène à laquelle elle était loin de s’attendre, madame de Barthèle se hâta d’intervenir, essayant de faire entendre à Fernande des paroles d’excuse pour elle et les deux jeunes gens; mais Fernande l’interrompit du ton d’une femme qui comprend qu’elle domine la situation, et que c’est à elle de se faire écouter.

– Je vous en prie, madame, dit Fernande, pas un mot, pas une parole. Tout me porte à croire que je vois en vous une de ces personnes favorisées en naissant par la fortune, guidées, dans la première partie de leur existence, par des parents attentifs qui vous ont transmis des mœurs pures et de salutaires exemples. Pourquoi alors nous mettre en contact l’une avec l’autre? pourquoi faire plier les deux extrémités de la société jusqu’à ce qu’elles se touchent? pourquoi amener ou par force ou par ruse la courtisane en face de la femme du monde? Je comprends toute la distance que de justes préjugés mettent entre nous, madame, et, pour vous prouver que la faute ne vient pas de moi, et que je me rends pleine justice, je m’éloigne.

À ces mots, Fernande fit une profonde révérence, et, sans même jeter un coup d’œil sur l’un ou l’autre des deux jeunes gens, elle fit quelques pas vers la porte; aussitôt madame de Barthèle, d’abord muette et immobile de surprise, se jeta sur son passage:

– Madame, oh! madame, s’écria-t-elle en joignant les deux mains, ayez pitié d’une mère au désespoir. Je vous en supplie, mon fils est mourant. Madame, il s’agit de mon fils.

Fernande ne répondit pas; mais, comme en ce moment elle se trouvait entre madame de Barthèle et les deux jeunes gens, elle tourna à demi et dédaigneusement la tête sur son épaule, et, s’adressant à ces derniers:

– Quant à vous, messieurs, dit-elle en donnant à sa physionomie une expression étrange de dédain et de colère, vous avez méconnu Fernande. Fernande! vous comprenez ce que mon nom prononcé de la sorte veut dire. Regardez-moi, messieurs, et rappelez-vous toute votre vie la rougeur dont vous venez de couvrir mon front.

– Si vous voulez nous permettre de vous donner une explication nécessaire, dit Fabien d’un ton grave, je pense que vous sentirez promptement combien nous méritons peu la menace que vous nous adressez, surtout quand votre présence n’est qu’une preuve de l’estime que nous faisons de vous.

– Oh! oui, oui, madame, s’écria madame de Barthèle éplorée, et l’accueil que je vous ai fait, ce me semble, aurait dû vous convaincre de cette vérité.

– Je crois tout ce que vous daignez me dire, madame, répondit Fernande descendant de l’accent de la suprême fierté au ton de la plus humble politesse; mais, croyez-le bien, c’est vous donner à mon tour une preuve du profond respect que je vous porte, que de m’éloigner avant que la situation douloureuse où je me trouve m’ait contrainte d’y manquer.

Et, en même temps, elle fit encore un pas vers la porte; mais en ce moment la porte s’ouvrit, et Clotilde parut.

– Ah! ma fille, ma fille, s’écria madame de Barthèle, venez vous joindre à moi; et, comme je prie, moi, pour mon enfant, priez, vous, pour votre mari.

Fernande demeura immobile d’étonnement, et les deux jeunes femmes jetèrent l’une sur l’autre un regard d’une expression impossible à décrire.

L’apparition du nouveau personnage qui venait d’entrer en scène avait encore, comme on le comprend bien, augmenté le trouble et la confusion de tous les acteurs du drame intime que nous essayons de mettre sous les yeux de nos lecteurs: l’âge et le titre de mère donnaient à madame de Barthèle une sorte de puissance morale aux yeux des jeunes gens et de la femme qu’ils avaient amenée; mais Clotilde, avec son titre d’épouse, se trouvait placée dans une situation fausse qu’il ne lui était plus possible d’éviter. On avait beau se dire à soi même, et répéter hautement à tous, qu’on eût ou qu’on n’eût pas la conviction d’un péril imminent: il faut sauver un fils, il faut sauver un mari; il était question de mariage, la plus bouffonne des choses sérieuses, au dire de Beaumarchais, et le monde, toujours prédisposé à rire à cet égard, devait rire même des larmes qu’il voyait couler en trouvant Clotilde face à face avec Fernande, l’honnête femme près de la courtisane, la femme légitime vis-à-vis de la maîtresse; en d’autres termes, ce qu’il faut approuver et ce que l’on doit blâmer réunis; tout cela offrait une position qui répugnait au savoir-vivre, une idée qui choquait les usages reçus, un aspect qui blessait le sentiment social.