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Puis, après un court silence pendant lequel cependant elle put se recueillir et méditer sur ce qu’elle avait à faire en cette circonstance, elle affecta un calme si grand, qu’il eût intimidé les projets les plus hardis, et, du ton d’une femme qui prend son parti, elle poursuivit:

– Vous disposez de moi d’une façon un peu étrange, il faut en convenir. Je ne vous en ai cependant pas donné le droit, messieurs, ni à l’un ni à l’autre; mais qu’importe? Vous le savez, je suis observatrice; eh bien, je profiterai de cette circonstance, de cette aventure, car c’en est une, pour vous apprécier tous. Monsieur de Vaux, vous êtes un homme généreux; c’est un nouveau point de vue sous lequel je viens de faire votre connaissance. Monsieur Fabien, je suis moins avancée à votre égard, je l’avoue; mais je ne doute pas que quelque sentiment, d’autant plus honorable qu’il sera probablement désintéressé, ne vous dirige aussi de votre côté. Nous verrons. – Mais, si je ne me trompe, voici notre solitude qui s’anime.

En effet, en ce moment, la porte du salon s’ouvrait, et madame de Barthèle, prévenue par Clotilde de l’arrivée de madame Ducoudray, apparaissait sur le seuil, avant, comme nous l’avons vu, que Fernande eût pu tirer des deux jeunes gens un seul mot d’explication.

À la vue de la baronne, il se fit un changement visible dans l’extérieur de la courtisane; elle sembla grandir de toute la tête, et, au sentiment ironique répandu sur son visage, succéda l’expression d’une froide dignité.

Le maintien de madame de Barthèle était solennel et composé; un sourire factice déformait pour le moment sa physionomie franche et pleine de naïve bonté; elle fit, en entrant, une révérence trop profonde pour être polie; enfin, tout en elle trahissait la préoccupation qui avait dû l’agiter lorsqu’elle avait pris cette suprême résolution de recevoir chez elle une femme vers laquelle elle se fût sentie entraînée, si le hasard seul l’eût offerte à ses regards. Elle tenait les yeux baissés, comme par l’effet d’une crainte secrète, et ne les releva qu’après avoir, en termes convenables, mais dont chaque mot paraissait pesé à l’avance, exprimé toute l’impatience et l’anxiété qu’elle avait ressenties dans le doute et dans l’espoir de la présence de celle qui voulait bien se rendre à son invitation.

Ce fut alors seulement, et sa phrase correctement achevée, que la baronne de Barthèle jeta un regard sur Fernande.

Aussitôt une seconde révérence, moins cérémonieuse que la première, exprima par un mouvement involontaire, soit une expiation de sa terreur, soit l’effet d’une satisfaction bizarre, en apercevant une personne d’une tournure distinguée, et belle surtout de sa simplicité et de son goût exquis.

Madame de Barthèle, exercée dans le monde aux investigations rapides, vit, grâce à ce coup d’œil dévorant par lequel une femme procède à l’examen d’une autre femme, dans son ensemble et dans ses détails, tout ce qu’elle voulait voir: c’est-à-dire que la robe blanche dont Fernande était vêtue était de la plus fine mousseline de l’Inde; que le chapeau de paille d’Italie dont elle était coiffée avait été coupé par mademoiselle Baudran; que le mantelet noir qui était jeté sur ses épaules, et qui dessinait sa taille fine et élégante, au lieu de la cacher, sortait, comme on le dit maintenant, des ateliers de mademoiselle Delatour; enfin, que la couleur du soulier qui chaussait un pied d’enfant et la nuance des gants qui couvraient les mains de Fernande, dénonçaient jusque dans les moindres détails ce je ne sais quoi de bonne compagnie, que la grisette, si enrichie qu’elle soit, ne parviendra jamais à atteindre; car ce je ne sais quoi est une essence suave et subtile qu’on sent bien plutôt qu’on ne la voit, et qui, pareille à un parfum, se révèle à l’âme encore bien plus qu’aux sens.

Troublée et ravie à la fois de cet examen, madame de Barthèle parla dès lors librement, et, laissant les paroles exprimer ses pensées:

– J’ai l’honneur de vous remercier, madame, dit-elle presque avec une effusion cordiale, du temps que vous consentez à nous accorder pour le bonheur de ma famille.

Fernande, non moins étonnée aux paroles de madame de Barthèle que celle-ci ne l’avait été à son aspect, mais retenue par cette circonspection et cette réserve toujours indispensables, dans sa situation, à l’égard de tout le monde, et qui s’étaient doublées dans cette circonstance exceptionnelle, fit de son côté deux révérences modelées en tout sur celles qui lui avaient été adressées, et elle répondit de cette voix harmonieuse et vibrante à la fois, qui donnait tant de prix à ses moindres paroles, et surtout avec ce ton parfait qui semble, par une intention gracieuse, prêter un sens aux phrases les plus vides d’intention:

– Quand je saurai, madame, dit-elle, de quelle façon je dois vous être agréable, quand je saurai ce que je puis faire, comme vous le dites, pour votre bonheur…

– Ce que vous pouvez? s’écria madame de Barthèle cédant peu à peu à une influence irrésistible. Mais vous pouvez tout. Ce que vous pouvez, le docteur vous l’apprendra. C’est un fort habile médecin que le docteur, et, de plus, un homme de l’esprit le plus distingué…

Fernande adressa aux deux jeunes gens un coup d’œil expressif, comme pour leur demander le sens de ce langage et le mot de cette énigme, qui devenait de plus en plus inintelligible pour elle. Pendant ce temps, madame de Barthèle, à part soi, confirmait par la réflexion l’opinion favorable que de prime abord elle avait conçue sur la singulière femme avec laquelle le malheur la mettait en rapport.

– Madame, répondit Léon de Vaux à la muette question qui lui était faite et en désignant madame de Barthèle avec l’apparence d’un profond respect, c’est une mère qui sera charmée de vous devoir le bonheur de son fils.

Il y avait dans le sens de ces paroles, et surtout dans le ton sérieux et niaisement malin de celui qui les prononçait, quelque chose de si ridicule que, dans toute autre occasion, Fernande en eût ressenti un de ces mouvements d’hilarité auxquels elle aimait parfois à se laisser aller; mais elle se contenta de sourire, et encore ce sourire effleura-t-il à peine ses lèvres. La femme qu’on lui présentait comme une mère inquiète pour la vie de son fils était, dans son assurance, si simple et si vraie, une tristesse si profonde se révélait, comme à son insu, sur sa physionomie, que Fernande comprit, par un vague pressentiment de l’âme, qu’il y avait, au fond de cette aventure, ridicule en apparence, un sujet d’affliction réelle, et peut-être un profond malheur. Aussitôt, avec une bonté parfaite, elle pria madame de Barthèle de s’expliquer.

Alors celle-ci, oubliant peu à peu la résolution qu’elle avait prise de rester grande dame, en conservant la sévérité de langage et d’attitude qu’elle avait méditée, et cédant sans trop s’en douter à l’attraction qu’exerçait Fernande, répondit avec sa bonhomie et sa légèreté ordinaires:

– Mais c’est qu’il vous aime, le pauvre enfant! oui, madame, il vous aime, et l’amour que vous lui avez inspiré le jette dans une langueur et dans un délire impossibles à calmer. Il y a péril de mort, madame; mais, puisque vous êtes assez bonne pour accepter notre proposition et pour venir passer quelques jours près de nous, près de lui…