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Maintenant, Fernande devait-elle ses succès au charme de sa personne, à la finesse de ses traits ou au concours de ses talents? Était-on plus frappé de sa grâce toujours visible, ou des qualités qu’on lui découvrait à mesure qu’on la connaissait davantage? Qui l’avait formée à cette haute élégance? d’où venait-elle? qui en avait doté le petit peuple des lions? Hélas! à toutes ces questions restées sans réponse, et qui désespéraient la curiosité même de ses plus intimes, il fallait en ajouter une autre que personne ne soulevait, et qui cependant devenait importante pour quiconque connaissait cette femme remarquable: quelles étaient les émotions dominantes de son âme?

Certes, on en connaissait bien la puissance et l’élévation; mais qui en avait pénétré les mystères, et, dans cette vie si adulée et en apparence si heureuse, qui pouvait affirmer qu’il n’y eût pas de profonds chagrins et d’abondantes larmes? En attendant, toutes les surfaces de cette existence étaient brillantes, et, comme un beau lac aux eaux limpides, semblaient refléter les rayons du soleil.

Léon de Vaux, au lieu de faire entrer d’abord Fernande dans le salon où il pensait qu’elle était attendue, l’avait, en descendant de voiture, conduite dans le jardin, sous prétexte de lui en faire admirer la beauté, mais, en réalité, pour retarder d’autant l’embarras dans lequel il allait nécessairement se trouver. Tout occupé de lui ou de Fernande, il n’avait point osé la prévenir des fonctions importantes qu’elle devait accomplir, du rôle suprême qu’elle devait jouer; il s’était toujours dit: «Plus tard!» Et, maintenant qu’il était arrivé au moment où Fernande allait entrer en scène, il n’avait plus le courage de parler. Se reposant sur l’esprit audacieux de son ami, et sur les chances du hasard si souvent favorable aux fous, parce que les fous sont aveugles comme lui, il s’avança donc étourdiment, et avec toute la désinvolture de son dandysme accoutumé, au-devant d’une des plus délicates questions sociales qui aient jamais été abordées, c’est-à-dire l’introduction de la courtisane dans la famille; et, tout en faisant remarquer à sa belle compagne les agréments de la propriété, le tapis moussu de la pelouse, le miroir de la pièce d’eau, le charme du point de vue, il lui fit monter le perron, lui fit traverser l’antichambre, et l’introduisit au salon, où la présence de Fabien sembla enfin rassurer Fernande.

– Ah! monsieur de Rieulle, s’écria-t-elle en apercevant Fabien, enfin je vous vois!… Je commençais véritablement à prendre de l’inquiétude, je vous l’avoue; c’est une singulière excursion que celle-ci, convenez-en, et j’en suis vraiment étonnée et craintive. J’ai questionné M. de Vaux; il a fait le mystérieux et l’énigmatique. – Mais vous, monsieur de Rieulle, vous me direz, je l’espère, où nous sommes et quelle est cette maison enchantée. On n’y rencontre personne: tout y semble silencieux. Sommes-nous au château de la Belle au bois dormant?

– Justement, madame, et vous êtes la fée qui doit tout ranimer dans ce mystérieux palais.

– Voyons, trêve de plaisanteries, monsieur de Rieulle! reprit Fernande; pourquoi m’a-t-on amenée ici? Me faudra-t-il subir une fête champêtre? Dois-je assister au couronnement d’une rosière? D’où vient l’air de surprise avec lequel vous m’écoutez? Parlé-je une langue que vous ne comprenez pas? Répondez, voyons!

– Quoi! madame, s’écria Fabien stupéfait, ce fou de Léon ne vous a pas dit…?

Léon interrompit son ami.

– Tu sauras, mon cher, lui dit-il, que, lorsque j’ai le bonheur d’être par hasard en tête-à-tête avec madame, je ne puis songer à autre chose qu’à l’admirer, et que je profite de ce temps précieux pour lui répéter cent fois que je l’aime.

– Convenez donc, en ce cas, que je suis tout à fait généreuse, répondit Fernande; car je vous ai laissé dire cent fois la même chose, sans vous avoir fait sentir que c’était déjà trop d’une seule.

Fernande, presque toujours gracieuse, savait cependant de temps en temps, avec de certains hommes surtout, lorsqu’elle le jugeait convenable et nécessaire, prendre un ton de dignité qui imposait par l’accord du maintien, de la voix et de l’intention. Une impassibilité froide passait alors tout à coup en elle, glaçait son sourire, éteignait son regard, et, de même qu’elle avait le pouvoir d’éveiller la joie, elle parvenait à communiquer aux plus résolus et aux plus étourdis, la réserve dans laquelle elle désirait parfois qu’on restât.

Léon de Vaux balbutia quelques paroles d’excuse; Fabien, qui n’avait pas d’excuses à faire, attendit.

– Messieurs, continua Fernande, je vous ai vus pleins d’enthousiasme pour le site, pour l’élégance, pour le confort d’une maison de campagne qui, disiez-vous, était à vendre. Vous saviez que je désirais faire une acquisition de ce genre, vous m’avez invitée à la venir visiter avec vous, je suis venue. En effet, cette habitation est fort belle, fort remarquable, fort élégante; mais elle ne doit pas être inhabitée; quelqu’un y reste, ne fût-ce qu’un homme d’affaires. Quel est ce quelqu’un? où est cet homme d’affaires? Parlez; chez qui sommes-nous? Est-ce quelque surprise que vous me ménagez? Je vous préviens, en ce cas, que je les déteste.

Une certaine rapidité d’élocution décelait seule la mauvaise humeur qu’éprouvait Fernande. Elle savait qu’on garde sa force tant qu’on se contient, et il aurait fallu la connaître mieux que ne l’avaient pu faire encore les deux jeunes gens pour se douter du mécontentement intérieur qui l’agitait.

– Madame, répondit Léon en cherchant à donner à sa physionomie toute la finesse dont elle était susceptible, vous vous trouvez ici chez une personne que, peut-être, vous ne serez pas fâchée de revoir.

– Ah! vraiment? s’écria Fernande en déguisant sa colère sous un sourire ironique; c’est quelque trahison, n’est-ce pas? Je le devine à votre air fin. En effet, je me le rappelle: hier, vous m’avez parlé avec affectation d’un grand seigneur; un grand seigneur, je n’en connais point et n’en veux point connaître. Voyons, ne me faites pas trop languir dans ma curiosité; où suis-je?

Et, se tournant vers Fabien en fronçant légèrement ses beaux sourcils noirs, elle continua avec une sorte d’impatience réprimée:

– Je m’adresse à vous, monsieur de Rieulle, que je crois homme de trop bon goût, non pour faire une méchante action, mais pour faire une sotte plaisanterie.

Léon se mordit les lèvres, et Fabien répondit en souriant:

– Je ne puis vous le cacher plus longtemps, madame; oui, c’est la vérité. Cette promenade est un piège que nous avons tendu à votre bonne foi, et vous êtes ici, à cette heure, le personnage le plus important et surtout le plus nécessaire d’un complot, fort innocent, rassurez-vous, car il s’agit purement et simplement de rendre la vie à un pauvre malade.

– Oui, madame, ajouta Léon, un malade d’amour, une de vos victimes, une seconde édition du malade d’André Chénier. Vous le savez, et votre poëte favori l’a dit:

… Insensés que nous sommes!

C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.

– Vraiment! s’écria Fernande avec une expression plus marquée de moquerie, preuve qu’une colère plus intense s’amassait au fond de son cœur; vraiment! Eh bien, monsieur de Vaux, je vous l’avoue, j’admire de votre part tant de complaisance, tant d’abnégation même, surtout avec tant d’amour. C’est bien d’un homme qui m’a dit cent fois en une heure qu’il était amoureux fou de moi.