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– Il faut cependant croire à ce que l’on voit, monsieur.

– Madame de Barthèle me disait tout à l’heure que votre mariage avait été un mariage d’amour bien plus que de convenance. Ou elle était dans l’erreur, ou je dois être étrangement étonné de voir votre bonheur détruit. L’amour, je le sais, et vous-même le disiez tout à l’heure, se rit de toutes les conventions de la société; le cœur n’entre pour rien dans les combinaisons des familles: mais vous avouez, alors, que Maurice ne vous aimait pas. Voilà ce que prouve sa situation présente, voilà ce que je puis concevoir; voilà, enfin, ce qui m’indigne contre lui.

Fabien avait parlé avec une telle ardeur de conviction, avec une chaleur de sentiment si puissante, que Clotilde n’osa relever les yeux; en même temps, elle craignit de se taire, et, quoique son émotion la portât à garder le silence, elle fit un effort sur elle-même pour le rompre. Cette espèce de véhémence à laquelle Fabien s’était laissé aller lui inspirait une terreur vague dont elle cherchait en vain à se défendre. Enfin, sans trop chercher à se rendre compte du trouble qu’elle éprouvait, elle répondit avec un calme apparent dont Fabien ne fut pas dupe:

– Depuis trois ans que je suis mariée, je n’ai jamais eu à me plaindre de M. de Barthèle, et, sans cette maladie fatale, j’ignorerais encore un oubli d’un instant que je pardonne et que je saurai oublier; car j’aime mon mari.

Mais sa voix expira sur ses lèvres en prononçant ces mots solennels. Il se fit un nouveau silence que ni l’un ni l’autre n’essaya de rompre. Fabien avait fait un grand pas; dans ce charmant réduit, au milieu du parfum de ces fleurs auquel Maurice avait si souvent mêlé la douce harmonie de sa voix, Clotilde écoutait une autre voix que cette de son mari, et cette voix arrivait jusqu’à son cœur et la faisait tressaillir.

Quant à Fabien, comme il était guidé bien plus encore par un désir de vengeance que par un amour réel, il se sentait maître de lui-même et, par conséquent, de Clotilde. Aussi, tandis que la jeune femme, embarrassée dans ce silence comme dans un réseau qu’elle n’avait pas le courage de rompre, s’abandonnait à une hésitation vague, se laissait aller enfin à l’étonnement et au trouble d’impressions qui lui semblait d’autant plus étranges qu’elles étaient entièrement nouvelles, Fabien mettait le temps à profit, combinant la portée des moindres paroles qu’il allait dire, et prenant la résolution d’éclairer Clotilde sur ce qu’elle éprouvait, sans cependant rendre le jour assez vif pour que le trouble qu’elle devait ressentir, la conduisît jusqu’à l’effroi.

Après l’avoir couvée quelque temps d’un de ces regards magnétiques que les femmes sentent peser sur elles, il reprit donc la parole.

– Me permettrez-vous, madame, dit-il en soupirant, d’interrompre vos réflexions en vous communiquant les miennes? La singularité de la situation permet entre nous, ce me semble, une certaine confiance, une espèce d’abandon qui me fait espérer que vous me pardonnerez ce que je vais vous dire. Vous aimez Maurice, dites-vous? Vous le croyez, sans aucun doute, vous devez le croire; mais il n’y a pas d’amour vrai sans jalousie; et, jusqu’à présent, ou, grâce à une grande puissance sur vous-même, vous les avez cachés, ou vous n’avez pas éprouvé un seul de ces mouvements impétueux qui dénoncent la présence d’une passion réelle, qui ne permettent plus de repos, qui empoisonnent à tout jamais la vie. Mais, si votre amour ne s’est pas encore révélé par ces violents symptômes, et que, cependant, cet amour existe, peut-être est-ce vous exposer beaucoup que de recevoir ici la femme qui vous a ravi le cœur auquel non seulement votre titre d’épouse, mais encore votre supériorité sur toutes les femmes, vous donnait le droit de prétendre exclusivement, vous, surtout, qui donniez exclusivement le vôtre. Peut-être, dis-je, serait-il prudent d’éloigner cette femme, de me charger de rompre l’entrevue préméditée. Vous n’avez qu’un mot à dire, il en est temps encore…

– Mais, monsieur, répondit Clotilde avec un léger mouvement d’impatience, vous oubliez que Maurice se meurt, et que le docteur prétend que la présence de cette femme peut seule le sauver!

– C’est vrai, madame, reprit Fabien s’amusant à tourner et à retourner le couteau dans le cœur de Clotilde; mais cette femme, en rendant Maurice à la vie et à la santé, à supposer que sa présence ait ce miraculeux effet, cette femme le rendra-t-elle à la raison? Songez-y, madame, c’est la tranquillité de votre existence tout entière que vous jouez sur un coup de dé. Vous allez voir cette femme; mais le point de vue duquel vous la verrez vous exagérera tous ses avantages, frivoles à mes yeux, qui, aux vôtres, deviendront des supériorités réelles. Exempte de coquetterie comme vous l’êtes, ne sachant pas ce que vous possédez, vous, de grâces plus précieuses, de qualités plus réelles, peut-être vous croirez-vous inférieure à elle, parce qu’elle aura fait ce que vous n’aurez pu faire; peut-être alors, avec cette erreur de votre modestie, sentirez-vous passer dans votre âme l’ardent poison de la jalousie, ce tourment sans trêve, cette douleur sans fin; vous ne saurez plus alors distinguer ce que l’art a combiné de ce que la nature donne; vous prendrez des manières étudiées pour des grâces naïves; l’esprit des mots brillants, que l’aplomb et l’audace des reparties font valoir, vous paraîtra préférable au sentiment timide qui n’ose se trahir. Vous la verrez sans vous voir, madame; vous l’entendrez sans vous entendre, et vous serez malheureuse, car vous vous croirez réellement inférieure, car je ne serai pas là sans cesse pour vous dire: «Vous l’emportez sur cette femme, madame, comme un diamant sur une fleur, comme une étoile sur un diamant!» Vous serez malheureuse, ou bien vous ne l’aimerez pas.

Les regards et la voix de Fabien étaient animés d’une expression si chaleureuse et si persuasive, que le trouble de Clotilde devint de plus en plus visible. Cependant, grâce à un effort sur elle-même, elle continua de faire bonne contenance.

– Vous oubliez, monsieur, répondit-elle, qu’aujourd’hui il ne s’agit pas de moi, mais de Maurice; que ce n’est pas moi qui fais trembler une mère, et, tout en vous remerciant de l’intérêt que vous me portez, peut-être ai-je le droit de m’étonner du zèle extrême que vous mettez à me dévoiler mon propre malheur.

– Ce zèle ne vous surprendrait point, madame, si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous pouviez apprécier à sa valeur le sentiment qui me guide, et si vous arriviez ainsi à vous convaincre que votre intérêt me touche plus que celui de mon meilleur ami.

L’aveu, cette fois, était si direct, que Clotilde ne put retenir un mouvement d’effroi.

– Je continue de vous écouter, mais je cesse de vous comprendre, monsieur, dit la jeune femme en prenant un ton froid et réservé.

– Oui, c’est vrai, pardon; pardon, madame!… dit Fabien feignant un embarras qu’il n’éprouvait en aucune façon; j’oubliais que j’ai peu l’honneur d’être connu de vous; aussi suis-je forcé de vous parler un instant de moi, madame, au lieu de continuer à vous parler de vous; de vous expliquer une singularité de mon caractère, ou plutôt une bizarrerie de mon cœur.

Il s’arrêta un instant, des larmes brillèrent dans ses yeux, et une émotion concentrée parut lui briser la voix. Clotilde continua d’écouter malgré elle.