Изменить стиль страницы

Maurice avait eu le soin de demander l’adresse de Fernande; Fernande demeurait rue des Mathurins, n° 19.

Quant à Fernande, elle n’avait fait aucune question sur Maurice, d’abord parce qu’elle sentait qu’elle ne ferait pas ces questions de son ton de voix naturel, ensuite parce qu’elle trouvait étrange de songer à lui, enfin parce qu’elle jouait secrètement à se créer quelquefois ainsi un espoir vague qui toujours avait été déçu, et qui cependant revenait toujours; car l’espoir, quelque timide qu’il soit, est une recette de bonheur qui calme les cœurs souffrants. Il est vrai que l’espoir a cela de commun avec l’opium, que, lorsqu’on se réveille, on n’est que plus abattu et plus malheureux.

D’ailleurs, elle avait le pressentiment qu’elle reverrait Maurice.

En effet, le lendemain de son retour de Chantilly, vers les trois heures de l’après-midi, comme Fernande se préparait à sortir, Maurice se présenta chez elle. Tous deux se troublèrent en se rencontrant à la porte de l’antichambre, tous deux devinèrent à leur rougeur qu’ils avaient songé l’un à l’autre, tous deux enfin éprouvèrent le désir de ne pas retarder d’un instant le moment de se parler. Cependant, comme s’ils eussent senti le besoin de se préparer à cette entrevue, Maurice insista pour que Fernande ne rentrât point pour lui; mais Fernande, de son côté, répondit qu’elle ne sortait que pour cinq minutes, et pria le jeune homme de l’attendre. Après un muet accord, Maurice fut donc introduit dans l’appartement de Fernande, au moment où celle-ci en sortait ou faisait semblant d’en sortir.

Seul dans l’appartement de cette femme qu’il avait rencontrée par hasard, qu’il avait vue quelques heures à peine, et qui cependant occupait toutes ses pensées, Maurice éprouva une de ces vives émotions dont on est longtemps à se remettre. Était-ce le sentiment de la faute qu’il commettait qui l’agitait de la sorte, ou bien, après avoir cédé à une sorte d’entraînement inexplicable et irrésistible, cessait-il d’être soutenu en arrivant au but, qu’il ne devait dépasser que pour entrer dans un chemin nouveau pour lui? Était-ce la femme légitime, était-ce la courtisane, était-ce Clotilde, était-ce Fernande, qui exerçait ainsi sa mystérieuse influence? Quoi qu’il en soit, dans le hasard favorable d’un isolement momentané, il eut le loisir d’examiner le lieu où le caprice l’amenait presque malgré lui, et peu à peu ses impressions se modifièrent, l’âme retrouva sa liberté, et un charme nouveau et tout-puissant s’empara entièrement de ses facultés à l’aspect des objets qui frappaient ses regards.

Le salon de Fernande, au lieu d’être surchargé de colifichets à la mode en ce moment, au lieu de présenter des étagères couvertes de figurines de Saxe, au lieu d’étaler ces dunkerques pleins de curiosités, qui font de la plupart de nos salons modernes des boutiques de bric-à-brac, était d’un aspect sévère et d’un goût irréprochable. Tendu entièrement de damas de Chine violet avec des portières et des meubles de même étoffe, cette couleur foncée faisait admirablement ressortir deux grandes armoires de Boule surmontées, l’une de deux magnifiques vases de céladon craquelé, renfermant des fleurs; l’autre d’une énorme coupe de malachite, taillée dans un seul morceau, et accompagnée de deux grands cornets de vieux chine, de chacun desquels s’élançait une gerbe de fleurs de lis d’or, destinées à servir de candélabres. À la muraille pendaient des tableaux de l’école italienne, presque tous antérieurs à l’époque de Raphaël, ou des copies des chefs-d’œuvre de la jeunesse de ce maître. C’étaient des Beato Angelico, des Pérugin, des Jean Bellini, au milieu desquels s’égaraient un ou deux Holbein, admirables de couleur et précieux de fini. Un piano chargé de partitions, une table chargée de livres et d’albums, indiquaient que la musique et la peinture avaient leur culte dans cette vie compromise.

En effet, à droite, à travers l’ouverture d’une portière, on apercevait une espèce d’atelier; c’était là que le goût et l’esprit de la maîtresse du logis se retiraient pour faire en quelque sorte l’histoire de ses habitudes. Maurice, sans en dépasser le seuil, y plongea ce regard avide qui sait tout parcourir d’un coup d’œil; les fenêtres, masquées dans leur partie inférieure par une serge verte, ne laissaient pénétrer dans cette chambre qu’un jour favorablement ménagé pour les esquisses pendues aux murailles et pour les toiles commencées qui chargeaient les chevalets. Cette chambre était consacrée entièrement à l’art; c’étaient des réductions des plus belles statues de la Grèce; c’étaient des plâtres moulés sur les chefs-d’œuvre du moyen âge; c’étaient des armes de tous les pays, des étoffes de toutes les époques, des damas et des brocarts comme Paul Véronèse et Van Dyck en jettent sur les épaules de leurs doges ou sur les corps de leurs duchesses; c’était un désordre étudié, c’était un chaos pittoresque qui réjouissait l’œil, et qui indiquait, dans celle qui était arrivée à cette réunion des objets et à cet arrangement des choses, un profond sentiment de la composition et de la couleur.

En face de l’atelier, une porte, défendue par une double portière, était ouverte: c’était celle de la chambre à coucher; celle-là était tendue de damas grenat avec des rideaux orange. Le lit, l’armoire à glace et les autres meubles, étaient en bois de rose. Là, Fernande s’était un peu relâchée de la sévérité générale de l’ameublement. Un poëte du temps de l’Empire aurait dit, en voyant les deux pièces que nous venons de décrire, que le temple de l’Amour était en face du temple des Arts.

Maurice n’y jeta qu’un coup d’œil et se recula le cœur serré. Pourquoi ce sentiment douloureux à la vue de cette chambre toute coquette et toute parfumée? Explique qui pourra cette impression.

Maurice revint donc au salon; il ouvrit les partitions qui étaient sur le piano: c’étaient le Freischütz de Weber, le Moïse italien de Rossini, le Zampa d’Hérold. Il ouvrit les livres qui étaient sur la table: c’étaient des Bossuet, des Molière, des Corneille. Rien ne dénotait la frivolité dans tout ce qui frappait ses yeux; aucun indice accusateur ne dénonçait la position que Fernande tenait dans la société; tout révélait, au contraire, la femme à la fois simple, gracieuse et sévère. Maurice aurait pu se croire dans l’hôtel de quelque jeune et jolie duchesse du faubourg Saint-Germain.

En ce moment, Fernande entra, ou plutôt, sans être entendue, souleva la portière; mais, par un frémissement instinctif, par une sensation magnétique, Maurice devina son approche et leva les yeux. Peut-être y avait-il eu de la part de la jeune femme un certain calcul à laisser Maurice ainsi seul quelques instants; peut-être avait-elle pensé qu’une certaine réhabilitation morale devait précéder entre eux toute conversation. Aussi, comprenant par son propre cœur, plus encore que par l’étonnement qui se peignait sur le visage du jeune homme, tout ce qui se passait en lui, elle aborda franchement la question importante pour elle, celle qui devait guider sa conduite en cette circonstance, et, sa situation exceptionnelle lui rendant tout facile à cet égard, elle eut recours audacieusement à la franchise: c’était d’un mot et brusquement raffermir son espoir de bonheur ou le détruire.

– Vous avez pensé, monsieur, dit-elle sans que sa voix ni son visage trahissent la moindre émotion, et en arrêtant sur Maurice un regard perçant, vous avez pensé, n’est-ce pas, qu’il suffisait de se présenter chez moi pour pouvoir y être admis?