Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu'elle était veuve et que le brave général Danger «était enseveli sous les lauriers».
Elle s'écria:
«Quel malheur! un si bel homme!» Elle épousa, l'année suivante, M. Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de la Justice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neuf heures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cette fois, un mariage pour de bon. Ils s'aimaient et, n'étant plus très jeunes, ils surent être indulgents l'un pour l'autre. Caroline pardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa à Caroline toutes les lunes qu'elle avait dans la tête. Ils furent heureux.
Mon grand-père Nozière est l'auteur d'une Statistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2 vol. in-4°; et des Filles de Momus, chansons nouvelles, Paris, chez l'auteur, 1821, in-18.
La goutte lui fit grand-guerre; mais elle ne put lui ôter sa gaieté, même en l'empêchant de jouer de la flûte; finalement, elle l'étouffa. Je ne l'ai pas connu, mais j'ai là son portrait: on l'y voit en habit bleu, frisé comme un agneau et le menton perdu dans une cravate immense.
«Je le regretterai jusqu'à mon dernier jour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuis une quinzaine d'années.
– Vous avez bien raison, madame, lui répondit un vieil ami: Nozière avait toutes les vertus qui font un bon mari.
– Toutes les vertus et tous les défauts, s'il vous plaît, reprit ma grand-mère.
– Pour être un époux accompli, madame, il faut donc avoir des défauts?
– Pardi! fit ma grand-mère en haussant les épaules; il faut n'avoir pas de vices, et c'est un grand défaut, cela!» Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans sa quatre-vingt et unième année.
IV LA DENT
Si l'on mettait à se cacher autant de soin qu'on en met d'ordinaire à se montrer, on éviterait bien des peines. J'en fis de bonne heure une première expérience.
C'était un jour de pluie. J'avais reçu en cadeau tout un attirail de postillon, casquette, fouet, guides et grelots. Il y avait beaucoup de grelots. J'attelai; c'est moi que j'attelai à moi-même, car j'étais tout ensemble le postillon, les chevaux et la voiture. Mon parcours s'étendait de la cuisine à la salle à manger par un couloir. Cette salle à manger me représentait très bien une place de village. Le buffet d'acajou où je relayais me semblait sans difficulté l'auberge du Cheval-Blanc. Le couloir m'était une grande route avec ses perspectives changeantes et ses rencontres imprévues.
Confiné dans un petit espace sombre, je jouissais d'un vaste horizon et j'éprouvais, entre des murs connus, ces surprises qui font le charme des voyages. C'est que j'étais alors un grand magicien. J'évoquais pour mon amusement des êtres aimables et je disposais à souhait de la nature.
J'ai eu, depuis, le malheur de perdre ce don précieux. J'en jouissais abondamment dans ce jour de pluie où je fus postillon.
Cette jouissance aurait dû suffire à mon contentement; mais est-on jamais content? L'envie me vint de surprendre, d'éblouir, d'étonner des spectateurs. Ma casquette de velours et mes grelots ne m'étaient plus de rien si personne ne les admirait. Comme j'entendais mon père et ma mère causer dans la chambre voisine, j'y entrai avec un grand fracas. Mon père m'examina pendant quelques instants; puis il haussa les épaules et dit:
«Cet enfant ne sait que faire ici. Il faut le mettre en pension.
– Il est encore bien petit, dit ma mère.
– Eh bien, dit mon père, on le mettra avec les petits.» Je n'entendis que trop bien ces paroles; celles qui suivirent m'échappèrent en partie, et, si je peux les rapporter exactement, c'est qu'elles m'ont été répétées plusieurs fois depuis.
Mon père ajouta:
«Cet enfant, qui n'a ni frères ni sœurs, développe ici, dans l'isolement, un goût de rêverie qui lui sera nuisible par la suite. La solitude exalte son imagination et j'ai observé que déjà sa tête était pleine de chimères. Les enfants de son âge qu'il fréquentera à l'école lui donneront l'expérience du monde. Il apprendra d'eux ce que sont les hommes; il ne peut l'apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des génies tutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égaux qu'il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader ou combattre. Il fera avec eux l'apprentissage de la vie sociale.
– Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pas que, parmi ces enfants, il n'y en ait de mauvais?
– Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père, lui seront utiles s'il est intelligent, car il apprendra à les distinguer des bons, et c'est une connaissance fort nécessaire.
D'ailleurs, vous visiterez vous-même les écoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par des enfants dont l'éducation correspond à celle que vous avez su donner à Pierre. La nature des hommes est partout la même; mais leur «nourriture», comme disaient nos anciens, diffère beaucoup d'un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuis plusieurs générations, produit une fleur d'une extrême délicatesse, et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peu de jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact, dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. La noblesse des pensées vient de Dieu; celle des manières s'acquiert par l'exemple et se fixe par l'hérédité. Elle passe en beauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sa propre grâce, tandis que l'autre se prouve par des vieux papiers qu'on ne sait comment débrouiller.
– Vous avez raison, mon ami, répondit ma mère. J'irai dès demain à la recherche d'une bonne pension pour notre enfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m'assurerai qu'elle est prospère, car les soucis d'argent détournent l'esprit du maître et aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d'une pension tenue par une femme?» Mon père ne répondait point.
«Qu'en pensez-vous? répéta ma mère.
– C'est un point qu'il faut examiner», dit mon père.
Assis dans son fauteuil, devant son bureau à cylindre, il examinait depuis quelques instants une espèce de petit os pointu d'un bout et tout fruste de l'autre. Il le roulait dans ses doigts; certainement il le roulait aussi dans sa pensée et, dès lors, avec tous mes grelots, je n'existais plus pour lui.
Ma mère, accoudée au dossier du fauteuil, suivait l'idée qu'elle venait d'exprimer.
Le docteur lui montra le vilain petit os et dit:
«Voici la dent d'un homme qui vécut au temps du mammouth, pendant l'âge des glaces, dans une caverne jadis nue et désolée, maintenant à demi couverte de vigne vierge et de giroflée et près de laquelle s'élève depuis plusieurs années cette jolie maison blanche que nous habitâmes pendant deux mois d'été, l'année de notre mariage. Ce furent deux mois heureux. Comme il s'y trouvait un vieux piano, tu y jouais du Mozart tout le jour, ma chérie, et, grâce à toi, une musique spirituelle et charmante, qui s'envolait par les fenêtres, animait cette vallée, où l'homme de la caverne n'avait entendu que les miaulements du tigre.» Ma mère posa sa tête sur l'épaule de mon père, qui continua ainsi: