Alcide ne bougeait plus et ne faisait plus entendre le moindre souffle.
«Levez-vous, citoyenne», dit un des gardes.
Un autre objecta que la citoyenne ne pouvait s'habiller devant les hommes.
Un citoyen, voyant une bouteille de vin, la saisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.
Un joyeux compère s'assit sur le lit, et, prenant le menton de Mme Danger:
«Quel dommage qu'avec une si jolie figure elle soit une aristocrate et qu'il faille couper ce petit cou-là!
– Allons! dit Mme Danger, je vois que vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ce que vous avez à chercher, car je meurs de sommeil.» Ils restèrent deux mortelles heures dans la chambre; ils passèrent vingt fois l'un après l'autre devant le lit et regardèrent s'il n'y avait personne dessous. Puis, après avoir débité mille impertinences, ils s'en allèrent.
Le dernier avait à peine tourné les talons, que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle, appela:
«Monsieur Alcide! monsieur Alcide!» Une voix gémissante répondit:
«Ciel! on peut nous entendre. Jésus! madame, ayez pitié de moi!
– Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère, quelle peur vous m'avez faite! Je ne vous entendais plus, je croyais que vous étiez mort, et, à l'idée de coucher sur un mort, j'ai pensé cent fois m'évanouir. Monsieur Alcide, vous n'en usez pas bien à mon égard. Quand on n'est pas mort, on le dit, vertubleu! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vous m'avez faite.» Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère, avec son pauvre M. Alcide? Elle l'alla cacher le lendemain à Meudon et le sauva gentiment.
On ne soupçonnerait pas la fille du philosophe Dussuel d'avoir cru facilement aux miracles, ni de s'être aventurée sur les confins du monde surnaturel. Elle n'avait pas un brin de religion, et son bon sens, un peu court, s'offensait de tout mystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à qui voulait l'entendre un fait merveilleux dont elle avait été témoin.
En visitant son père, aux Récollets de Versailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y était prisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue de Lancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deux appartements donnaient sur le même palier.
Mme de Laville habitait avec sa jeune sœur nommée Amélie.
Amélie était grande et belle. Son visage pâle, décoré d'une chevelure noire, avait une incomparable beauté d'expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes, cherchaient autour d'elle quelque chose d'inconnu.
Chanoinesse au chapitre séculier de l'Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélie avait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l'enfance, les douleurs d'un amour qui ne fut point partagé et qu'elle fut obligée de taire.
Elle paraissait accablée d'ennui. Il lui arrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt elle restait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôt elle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propres chimères, elle se tordait dans d'indicibles souffrances.
L'arrestation de sa sœur, le supplice de plusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, et d'incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitution ébranlée. Elle devint d'une maigreur effrayante. Les tambours qui appelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devant ses fenêtres en chantant le Ça ira la jetaient dans une épouvante que suivaient des alternatives de torpeur et d'exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une force terrible et produisirent des effets étranges.
Amélie eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l'entouraient.
Errant la nuit, éveillée ou endormie, elle entendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois, debout, elle étendait le bras et, montrant dans l'ombre quelque chose d'invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.
«Elle a, disait sa sœur, des pressentiments certains et elle prophétise les malheurs.» Or, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsi que son père, dans la chambre des deux sœurs: ils étaient tous quatre fort agités, résumant les graves événements de la journée et s'efforçant d'en deviner l'issue: le tyran décrété d'arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge, mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres, puis délivré par la Commune et porté à l'Hôtel de ville…
Y était-il encore, et dans quelle attitude, humiliée ou menaçante? Ils éprouvaient tous quatre une grande anxiété et n'entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop des chevaux des estafettes d'Henriot qui brûlaient le pavé des rues. Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, un vœu. Amélie restait silencieuse.
Tout à coup, elle poussa un grand cri.
Il était une heure et demie du matin. Penchée sur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.
Elle disait:
«Je le vois! je le vois! Qu'il est pâle! Le sang s'échappe à flots de sa bouche, ses dents et ses mâchoires sont brisées.
Louanges, louanges à Dieu! le buveur de sang ne boira plus que le sien!…» En achevant ces paroles, qu'elle prononçait sur une étrange mélopée, elle poussa un cri d'horreur et tomba à la renverse. Elle avait perdu connaissance.
À ce moment même, dans la salle du conseil de l'Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui lui brisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.
Ma grand-mère, qui était un esprit fort, croyait fermement à cette vision.
«Comment expliquez-vous cela?
– Je l'explique en faisant remarquer que ma grand-mère, pour esprit fort qu'elle était, croyait assez au diable et au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l'amusait, et elle était, comme on dit, une grande faiseuse d'almanachs.
Plus tard, elle prit peur du diable; mais il était trop tard: il la tenait, elle ne pouvait plus n'y pas croire.» Le 9 thermidor rendit la vie supportable à la petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort ce changement; mais il lui fut impossible de garder rancune aux hommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n'a jamais admiré que moi – mais elle n'avait point de haine contre eux, il ne lui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu'ils lui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu'ils ne lui avaient point fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère était une bleue, une bleue dans l'âme. Et, comme a dit l'autre, les bleus seront toujours les bleus.
Cependant Danger poursuivait à travers tous les champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, il était en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tué d'un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combat d'Abensberg.