Nous montâmes le petit escalier de bois et nous traversâmes l'appartement, qu'emplissait un vaste silence.
Quand ma mère allongea la main pour ouvrir la porte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras… Nous entrâmes.
Une religieuse assise dans un fauteuil se leva et nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là, couchée, les yeux clos.
Il me semblait que sa tête était devenue lourde, lourde comme une pierre, tant elle creusait l'oreiller! Avec quelle netteté je la vis! Un bonnet blanc lui cachait les cheveux; elle paraissait moins vieille qu'à l'ordinaire, bien que décolorée.
Oh! qu'elle n'avait pas l'air de dormir! Mais d'où lui venait ce petit sourire narquois et obstiné qui faisait tant de peine à voir?
Il me sembla que les paupières palpitaient un peu, sans doute parce qu'elles étaient exposées à la clarté tremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d'une assiette où un rameau de buis trempait dans l'eau bénite.
«Embrasse ta grand-mère», me dit maman.
J'avançai mes lèvres. L'espèce de froid que je sentis n'a pas de nom et n'en aura jamais.
Je baissai les yeux et j'entendis ma mère qui sanglotait.
Je ne sais pas, en vérité, ce que je serais devenu si la servante de ma grand-mère ne m'eût pas emmené de cette chambre.
Elle me prit par la main, me mena chez un marchand de jouets et me dit:
«Choisis.» Je choisis une arbalète et je m'amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles des arbres.
J'avais oublié ma grand-mère.
C'est le soir seulement, en voyant mon père, que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n'était plus reconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux, les yeux noyés, les lèvres convulsives.
Il n'entendait pas ce qu'on lui disait et passait de l'accablement à l'impatience. Près de lui, ma mère écrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parents vinrent l'aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions une dizaine autour d'une grande table. Il faisait chaud. Je travaillais à une besogne nouvelle; cela me donnait de l'importance et m'amusait.
Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moi d'une seconde vie plus remarquable que la première. Je me représentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vu faire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d'elle tous les jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien que parfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presque l'avoir vue rompre notre pain.
Pourquoi n'avons-nous pas dit à cette chère ombre ce que dirent au Maître les pèlerins d'Emmaüs:
«Demeurez avec nous, car il se fait tard et déjà le jour baisse.» Oh! quel gentil revenant elle faisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts! Il n'entrait pas dans la tête qu'elle s'accommodât de l'autre monde. La mort lui convenait moins qu'à personne. Cela va à un moine de mourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas du tout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée, comme était grand-maman Nozière.
Je vais vous dire ce que j'avais découvert tout seul, quand elle vivait encore.
Grand-maman était frivole; grand-maman avait une morale facile; grand-maman n'avait pas plus de piété qu'un oiseau. Il fallait voir le petit œil rond qu'elle nous faisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pour l'église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutes les affaires de ce monde et de l'autre. Elle me pardonnait facilement mes fautes, et je crois qu'elle était femme à en pardonner de plus grosses que les miennes.
Elle avait coutume de dire de moi:
«Ce sera un autre gaillard que son père.» Elle entendait par là que j'emploierais ma jeunesse à danser et que je serais amoureux des cent mille vierges.
Elle me flattait. La seule chose qu'elle approuverait en moi, si elle était encore de ce monde (où elle compterait aujourd'hui cent dix ans d'âge), c'est une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance que je n'ai pas payées trop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales et politiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l'attrait des grâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu'elle les possédait. Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant et sociable.
Elle datait du XVIIIe siècle, ma grand-mère. Et il y paraissait bien! Je regrette qu'on n'ait pas écrit ses Mémoires.
Quant à les écrire elle-même, elle en était bien incapable.
Mais mon père n'eût-il pas dû le faire au lieu de mesurer des crânes de Papous et de Boschimans? Caroline Nozière naquit à Versailles le 16 avril 1772; elle était fille du médecin Dussuel; dont Cabanis estimait l'intelligence et le caractère. Ce fut Dussuel qui, en 1786, soigna le dauphin, atteint d'une légère scarlatine. Une voiture de la reine allait tous les jours à Lucienne le prendre dans la maisonnette où il vivait pauvrement avec ses livres et son herbier, comme un disciple de Jean-Jacques. Un jour la voiture rentra vide au palais; le médecin avait refusé de venir. À la visite suivante, la reine irritée lui dit:
«Vous nous aviez donc oubliés, monsieur!
– Madame, répondit Dussuel, vos reproches m'offensent; mais ils font honneur à la nature et je dois les pardonner à une mère. N'en doutez pas, je soigne votre fils avec humanité. Mais j'ai été retenu hier auprès d'une paysanne en couches.» En 1789, Dussuel publia une brochure que je ne puis ouvrir sans respect ni lire sans sourire. Cela a pour titre:
Les Vœux d'un citoyen, et pour épigraphe: Miseris succurrere disco. L'auteur dit en commençant qu'il forme, sous le chaume, des vœux pour le bonheur des Français. Il trace ensuite, avec candeur, les règles de la félicité publique; ce sont celles d'une sage liberté, garantie par la Constitution. Il termine en signalant à la reconnaissance des hommes sensibles Louis XVI, roi d'un peuple libre, et il annonce le retour de l'âge d'or.
Trois ans après, on lui guillotinait ses malades, qui étaient en même temps ses amis, et lui-même, suspect de modérantisme, était conduit, sur l'ordre du comité de Sèvres, à Versailles, dans le couvent des Récollets transformé en maison d'arrêt. Il y arriva couvert de poussière et plus semblable à un vieux gueux qu'à un médecin philosophe. Il posa à terre un petit sac contenant les œuvres de Raynal et de Rousseau, se laissa tomber sur une chaise et soupira:
«Est-ce donc la récompense de cinquante ans de vertu?» Une jeune femme admirablement belle, qu'il n'avait pas vue d'abord, s'approchant avec une cuvette et une éponge, lui dit:
«Il est croyable que nous serons guillotinés, monsieur. Voulez-vous, en attendant, me permettre de vous laver la figure et les mains car vous êtes fait comme un sauvage.
– Femme sensible, s'écria le vieux Dussuel, est-ce dans le séjour du crime que je devais vous rencontrer! votre âge, votre visage, vos procédés, tout me dit que vous êtes innocente.