Les animaux qui mangeaient dans ma main en me regardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m'enseignait d'Adam et des jours de l'innocence première.
La création réunie là, comme jadis dans la maison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, toute parée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Je n'étais pas choqué d'y voir des bonnes, des militaires et des marchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ces humbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout me semblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeur souveraine, je ramenais tout à mon idéal d'enfant.
Je m'endormis dans la résolution d'aller vivre au milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l'égal des grands saints dont je me rappelais l'histoire fleurie.
Le lendemain matin, ma résolution était ferme encore.
J'en instruisis ma mère. Elle se mit à rire.
«Qui t'a donné l'idée de te faire ermite sur le labyrinthe du Jardin des plantes? me dit-elle en me peignant les cheveux et en continuant de rire.
– Je veux être célèbre, répondis-je, et mettre sur mes cartes de visite: «Ermite et saint du calendrier», comme papa met sur les siennes: «Lauréat de l'Académie de médecine et secrétaire de la Société d'anthropologie.» À ce coup, ma mère laissa tomber le peigne qu'elle passait dans mes cheveux.
«Pierre! s'écria-t-elle, Pierre! quelle folie et quel péché!
Je suis bien malheureuse! Mon petit garçon a perdu la raison à l'âge où l'on n'en a pas encore.» Puis, se tournant vers mon père:
«Vous l'avez entendu, mon ami; à sept ans il veut être célèbre!
– Chère amie, répondit mon père, vous verrez qu'à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.
– Dieu le veuille! dit ma mère; je n'aime point les vaniteux.» Dieu l'a voulu et mon père ne se trompait pas. Comme le roi d'Yvetot, je vis fort bien sans gloire et n'ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozière dans la mémoire des hommes.
Toutefois, quand maintenant je me promène, avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin des plantes, bien attristé et abandonné, il me prend une incompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que je fis jadis d'y vivre en anachorète, comme si ce rêve d'enfant pouvait, en se mêlant aux pensées d'autrui, y faire passer la douceur d'un sourire.
C'est aussi pour moi une question de savoir si vraiment j'ai bien fait de renoncer dès l'âge de six ans à la vie militaire; car le fait est que je n'ai pas songé depuis à être soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, une grande dignité de vie. Le devoir y est clair et d'autant mieux déterminé que ce n'est pas le raisonnement qui le détermine.
L'homme qui peut raisonner ses actions découvre bientôt qu'il en est peu d'innocentes. Il faut être prêtre ou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.
Quant au rêve d'être un solitaire, je l'ai refait toutes les fois que j'ai cru sentir que la vie était foncièrement mauvaise: c'est dire que je l'ai fait chaque jour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l'oreille et me ramena aux amusements dans lesquels s'écoulent les humbles existences.
II LE PERE LE BEAU
On trouve dans les Mémoires de Henri Heine des portraits d'une réalité frappante, qu'enveloppe pourtant une sorte de poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète. «C'était, dit Henri Heine, un original de l'extérieur le plus humble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, un visage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque, bien qu'il fût assurément d'un tiers plus long que les Grecs n'avaient l'habitude de porter leur nez… Il allait toujours vêtu d'après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas de soie blancs, des souliers à boucle, et, selon l'ancienne coutume, une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pas menus à travers les rues, sa queue sautillait d'une épaule sur l'autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait se moquer de son propre maître derrière son dos.» Ce bonhomme avait l'âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée en queue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Ce chevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui à Düsseldorf, dans L'Arche de Noé. «C'est le nom que portait la petite maison patrimoniale, à cause de l'arche que l'on voyait joliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là, il put s'adonner sans repos à tous ses goûts, à tous ses enfantillages d'érudition, à sa bibliomanie et à sa rage d'écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et les revues obscures.» C'est par le zèle du bien public que le pauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinait beaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Il se servait d'un vieux style roide qu'on lui avait enseigné dans les écoles de jésuites.
«Ce fut justement cet oncle, nous dit Henri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de mon esprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Si différente que fût notre manière de voir, ses aspirations littéraires, pitoyables d'ailleurs, contribuèrent peut-être à éveiller en moi le désir d'écrire.» La figure du vieux Geldem m'en rappelle une autre qui, n'existant, celle-là, que par mes propres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, je n'en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiques et vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C'est dommage! l'original méritait un savant peintre.
Oui, j'eus aussi mon Simon de Geldem pour m'inspirer dès l'enfance l'amour des choses de l'esprit et la folie d'écrire. Il se nommait Le Beau; c'est peut-être à lui que je dois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves. Je ne sais si je peux l'en remercier. Du moins, il n'inspira à son élève qu'une manie innocente comme la sienne.
Sa manie était de faire des catalogues. Il cataloguait, cataloguait. Je l'admirais, et, à dix ans, je trouvais plus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Je me suis, depuis, un peu gâté le jugement; mais, au fond, je n'ai pas changé d'avis autant qu'on pourrait croire. Le père Le Beau, comme on l'appelait, me semble encore digne de louanges et d'envie, et, si parfois il m'arrive de sourire en pensant à ce vieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.
Le père Le Beau était fort vieux quand j'étais fort jeune; ce qui nous permit de nous entendre très bien ensemble.
Tout en lui m'inspirait une curiosité confiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu'il avait gros et rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grande douillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sa personne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain de folie. Il se coiffait d'un chapeau bas à grands bords autour desquels ses cheveux blancs s'enroulaient comme le chèvrefeuille aux balustrades des terrasses. Tout ce qu'il disait était simple, court, varié, en images, ainsi qu'un conte d'enfant. Il était naturellement puéril, et m'amusait sans s'efforcer en rien. Grand ami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent et tranquille, il m'encourageait à l'aller voir dans sa maison, où il n'était guère visité que par les rats.