«Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas.» J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié.
«Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur.» Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie.
Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir et mon cœur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner; mon embarras était grand.
Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains: j'avais trouvé!
Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté et l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche; pourtant je n'y goûtai pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était interdit d'y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil, et, me penchant sur la barre de la fenêtre, j'appelai Alphonse et fis descendre lentement la grappe dans la cour. Pour la mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec le fil; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à ces façons. J'en fus d'abord très irrité.
Mais une considération me calma. «J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni un baiser.» Ma rancune s'évanouit à cette pensée, tant il est vrai que, quand l'amour-propre est satisfait, le reste importe peu.
Toutefois, à l'idée qu'il faudrait confesser mon aventure à ma mère, je tombai dans un grand abattement. J'avais tort; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté: je le vis à ses yeux qui riaient.
«Il faut donner son bien, et non celui des autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.
– C'est le secret du bonheur, et peu le savent», ajouta mon père.
Il le savait, lui!
VI MARCELLE AUX YEUX D'OR
J'avais cinq ans et je me faisais du monde une idée que j'ai dû changer depuis; c'est dommage, elle était charmante. Un jour, tandis que j'étais occupé à dessiner des bonshommes, ma mère m'appela sans songer qu'elle me dérangeait. Les mères ont de ces étourderies.
Cette fois, il s'agissait de me faire ma toilette. Je n'en sentais pas la nécessité et j'en voyais le désagrément, je résistais, je faisais des grimaces; j'étais insupportable.
Ma mère me dit:
«Ta marraine va venir: ce serait joli si tu n'étais pas habillé!» Ma marraine! je ne l'avais pas encore vue; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu'elle existât. Mais je savais très bien ce que c'est qu'une marraine: je l'avais lu dans les contes et vu dans les images; je savais qu'une marraine est une fée.
Je me laissai peigner et savonner tant qu'il plut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrême curiosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneur d'ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais de savoir.
«Pourquoi?
– Vous me demandez pourquoi? Ah! c'est que je n'osais; c'est que les fées, telles que je les comprenais, voulaient le silence et le mystère; c'est qu'il est dans les sentiments un vague si précieux, que l'âme la plus neuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder; c'est qu'il existe, pour l'enfant comme pour l'homme, des choses ineffables; c'est que, sans l'avoir connue, j'aimais ma marraine.» Je vais bien vous surprendre, mais la vérité a parfois heureusement quelque chose d'imprévu, qui la rend supportable… Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C'était bien celle que j'attendais, c'était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et par extraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d'un petit enfant.
Ma marraine me regarda: elle avait des yeux d'or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites que les miennes. Elle parla: sa voix était claire et chantait comme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaient fraîches; je les sens encore sur ma joue.
Je goûtai à la voir une infinie douceur, et il fallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de tout point; car le souvenir qui m'en reste est dégagé de tout détail qui l'eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C'est la bouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, les bras ouverts, que m'apparaît invariablement ma marraine.
Elle me souleva de terre et me dit:
«Trésor, laisse-moi voir la couleur de tes yeux.» Puis, agitant les boucles de ma chevelure:
«Il est blond, mais il deviendra brun.» Ma fée connaissait l'avenir. Pourtant ses prédictions indulgentes ne l'annonçaient pas tout entier. Mes cheveux, aujourd'hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.
Elle m'envoya, le lendemain, des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s'initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.
Les présents choisis par ma marraine n'entraient pas dans ces mœurs. C'était un mobilier complet de sport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres, poids, haltères, tout ce qu'il faut pour exercer la force d'un enfant et préparer la grâce virile.
Par malheur, j'avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et, quand je sortais de mes amusements d'artiste prédestiné, c'était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme: au voleur, au naufrage, à l'incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.