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III JE TE DONNE CETTE ROSE

Nous habitions un grand appartement plein de choses étranges. Il y avait sur les murs des trophées d'armes sauvages surmontés de crânes et de chevelures; des pirogues avec leurs pagaies étaient suspendues aux plafonds, côte à côte avec des alligators empaillés; les vitrines contenaient des oiseaux, des nids, des branches de corail et une infinité de petits squelettes qui semblaient pleins de rancune et de malveillance. Je ne savais quel pacte mon père avait fait avec ces créatures monstrueuses, je le sais maintenant: c'était le pacte du collectionneur. Lui, si sage et si désintéressé, il rêvait de fourrer la nature entière dans une armoire. C'était dans l'intérêt de la science; il le disait, il le croyait; en fait, c'était par manie de collectionneur.

Tout l'appartement était rempli de curiosités naturelles.

Seul, le petit salon n'avait été envahi ni par la zoologie, ni par la minéralogie, ni par l'ethnographie, ni par la tératologie; là, ni écailles de serpents ni carapaces de tortues, point d'ossements, point de flèches de silex, point de tomahawks, seulement des roses. Le papier du petit salon en était semé. C'étaient des roses en bouton, closes, modestes, toutes pareilles et toutes jolies.

Ma mère, qui avait des griefs sérieux contre la zoologie comparée et la mensuration des crânes, passait sa journée dans le petit salon, devant sa table à ouvrage. Je jouais à ses pieds sur le tapis, avec un mouton qui n'avait que trois pieds, après en avoir eu quatre, en quoi il était indigne de figurer avec les lapins à deux têtes dans la collection tératologique de mon père; j'avais aussi un polichinelle qui remuait les bras et sentait la peinture: il fallait que j'eusse en ce temps-là beaucoup d'imagination, car ce polichinelle et ce mouton me représentaient les personnages divers de mille drames curieux. Quand il arrivait quelque chose de tout à fait intéressant au mouton ou au polichinelle, j'en faisais part à ma mère. Toujours inutilement. Il est à remarquer que les grandes personnes ne comprennent jamais bien ce qu'expliquent les petits enfants. Ma mère était distraite. Elle ne m'écoutait pas avec assez d'attention. C'était son grand défaut. Mais elle avait une façon de me regarder avec ses grands yeux et de m'appeler «petit bêta» qui raccommodait les choses.

Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, elle me souleva dans ses bras et, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit:

«Je te donne cette rose.» Et, pour la reconnaître, elle la marqua d'une croix avec son poinçon à broder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

IV LES ENFANTS D'ÉDOUARD

«Il a l'air d'un brigand, mon petit garçon, avec ses cheveux ébouriffés! Coiffez-le “aux enfants d'Édouard”, monsieur Valence.»

M. Valence, à qui ma chère mère parlait de la sorte, était un vieux perruquier agile et boiteux, dont la seule vue me rappelait une odeur écœurante de fers chauds, et que je redoutais, tant à cause de ses mains grasses de pommade que parce qu'il ne pouvait me couper les cheveux sans m'en laisser tomber dans le cou. Aussi, quand il me passait un peignoir blanc et qu'il me nouait une serviette autour du cou, je résistais, et il me disait:

«Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami, rester avec une chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeau de la Méduse.» Il racontait à tout propos, de sa voix vibrante de Méridional, le naufrage de la Méduse, dont il n'avait échappé qu'après d'effroyables misères. Le radeau, les inutiles signaux de détresse, les repas de chair humaine, il disait tout cela avec la belle humeur de quelqu'un qui prend les choses par leur bon côté; car c'était un homme jovial, M. Valence!

Ce jour-là, il m'accommoda trop lentement la tête à mon gré, et d'une façon que je jugeai bien étrange dès que je pus me regarder dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattus et taillés droit comme un bonnet au-dessus des sourcils et tombant sur les joues comme des oreilles d'épagneul.

Ma mère était ravie: Valence m'avait véritablement coiffé aux enfants d'Édouard. Vêtu comme je l'étais d'une blouse de velours noir, on n'avait plus, disait-elle, qu'à m'enfermer dans la tour avec mon frère aîné…

«Si l'on ose!» ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec une crânerie charmante.

Et elle me porta, étroitement embrassé, jusqu'à la voiture. Car nous allions en visite.

Je lui demandai quel était ce frère aîné que je ne connaissais pas et cette tour qui me faisait peur.

Et ma mère, qui avait la divine patience et la simplicité joyeuse des âmes dont la seule affaire en ce monde est d'aimer, me conta, dans un babil enfantin et poétique, comment les deux enfants du roi Édouard, qui étaient beaux et bons, furent arrachés à leur mère et étouffés dans un cachot de la tour de Londres par leur méchant oncle Richard.

Elle ajouta, s'inspirant selon toute apparence d'une peinture à la mode, que le petit chien des enfants aboya pour les avertir de l'approche des meurtriers.

Elle finit en disant que cette histoire était très ancienne, mais si touchante et si belle, qu'on ne cessait d'en faire des peintures et de la représenter sur les théâtres, et que tous les spectateurs pleuraient, et qu'elle avait pleuré comme eux.

Je dis à maman qu'il fallait être bien méchant pour la faire pleurer ainsi, elle et tout le monde.

Elle me répondit qu'il y fallait, au contraire, une grande âme et un beau talent, mais je ne la compris pas. Je n'entendais rien alors à la volupté des larmes.

La voiture nous arrêta dans l'île Saint-Louis, devant une vieille maison que je ne connaissais pas. Et nous montâmes un escalier de pierre, dont les marches usées et fendues me faisaient grise mine.

Au premier tournant, un petit chien se mit, à japper:

«C'est lui, pensai-je, c'est le chien des enfants Édouard» Et une peur subite, invincible, folle, s'empara de moi. Évidemment, cet escalier, c'était celui de la tour, et, avec mes cheveux découpés, en bonnet et ma blouse de velours, j'étais un enfant Édouard On allait me faire mourir. Je ne voulais pas; je me cramponnai à la robe de ma mère en criant:

«Emmène-moi, emmène-moi! Je ne veux pas monter dans l'escalier de la tour!

– Tais-toi donc, petit sot… Allons, allons, mon chéri, n'aie pas peur… Cet enfant est vraiment trop nerveux…

Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, sois raisonnable.» Mais, pendu à sa jupe, raidi, crispé, je n'entendais rien; je criais, je hurlais, j'étouffais. Mes regards, pleins d'horreur, nageaient dans les ombres animées par la peur féconde.

À mes cris, une porte s'ouvrit sur le palier et il en sortit un vieux monsieur en qui, malgré mon épouvante et malgré son bonnet grec et sa robe de chambre, je reconnus mon ami Robin, Robin mon ami, qui m'apportait une fois la semaine des gâteaux secs dans la coiffe de son chapeau.

C'était Robin lui-même; mais je ne pouvais concevoir qu'il fût dans la tour, ne sachant pas que la tour était une maison, et que, cette maison étant vieille, il était naturel que ce vieux monsieur y habitât.