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Soudain Mlle Lefort, entrant dans la mêlée d'un air de somnambule, punissait quelque innocent; puis elle rentrait dans sa tristesse comme dans une tour. Faites réflexion, je vous prie, à l'état d'esprit d'un petit garçon de huit ans qui, au milieu de cette agitation incompréhensible, écrit depuis six semaines sur une ardoise:

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

C'était là ma tâche. Par moments je me pressais la tête dans les mains pour contenir mes idées; mais une seule était distincte: l'idée de la tristesse de Mlle Lefort. Je m'occupais sans cesse de ma désolée maîtresse. Fontanet augmentait ma curiosité par d'étranges récits. Il contait qu'on ne pouvait passer le matin devant la chambre de Mlle Lefort sans entendre des cris lamentables, mêlés à des bruits de chaînes.

«Je me rappelle, ajouta-t-il, qu'il y a longtemps, un mois peut-être, elle lut à toute la classe, en sanglotant, une histoire qu'on croit être en vers.» Il y avait dans le récit de Fontanet une expression d'horreur qui me pénétra. J'eus lieu de penser, dès le lendemain, que ce récit n'était pas imaginaire, du moins quant à la lecture à haute voix; car, pour ce qui est des chaînes qui faisaient pâlir Fontanet, je n'en ai jamais rien su, et je suppose aujourd'hui que le bruit de ces chaînes était en réalité un bruit de pelles et de pincettes.

Le lendemain, voici ce qui eut lieu:

Mlle Lefort frappa sur sa table avec une règle pour obtenir le silence, toussa et dit d'une voix sourde:

«Pauvre Jeanne!» Après une pause elle ajouta:

«Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.»

Fontanet me donna un coup de coude dans la poitrine en lançant un rire en fusée. Mlle Lefort lui jeta un regard indigné; puis, d'une voix plus triste que les psaumes de la pénitence, elle continua l'histoire de la pauvre Jeanne. Il est probable et même certain que cette histoire était en vers d'un bout à l'autre; mais je suis bien forcé de la conter comme je l'ai retenue. On reconnaîtra, j'espère, dans ma prose, les membres épars du poète dispersé.

Jeanne était fiancée; elle avait engagé sa foi à un jeune et vaillant montagnard. Oswald était le nom de cet heureux pasteur. Déjà tout est préparé pour l'hyménée, les compagnes de Jeanne lui apportent le voile et la couronne.

Heureuse Jeanne! Mais une langueur l'envahit. Ses joues se couvrent d'une pâleur mortelle. Oswald descend de la montagne. Il accourt et lui dit: «N'es-tu pas ma compagne?» Elle répond d'une voix éteinte: «Cher Oswald, adieu! Je meurs!» Pauvre Jeanne! Le tombeau fut son lit nuptial, et les cloches du hameau, qui devaient sonner pour son hymen, sonnèrent pour ses funérailles.

Il y avait dans ce récit un grand nombre de termes que j'entendais pour la première fois et dont je ne savais pas la signification; mais l'ensemble m'en sembla si triste et si beau que je ressentis, à l'entendre, un frisson inconnu; le charme de la mélancolie m'était révélé par une trentaine de vers dont j'aurais été incapable d'expliquer le sens littéral. C'est que, à moins d'être vieux, on n'a pas besoin de beaucoup comprendre pour beaucoup sentir. Des choses obscures peuvent être des choses touchantes, et il est bien vrai que le vague plaît aux jeunes âmes.

Les larmes jaillirent de mon cœur trop plein, et Fontanet ne put, ni par ses grimaces ni par ses moqueries, arrêter mes sanglots. Pourtant, je ne doutais pas alors de la supériorité de Fontanet. Il a fallu qu'il devînt sous-secrétaire d'État pour m'en faire douter.

Mes larmes furent agréables à Mlle Lefort; elle m'appela auprès d'elle et me dit:

«Pierre Nozière, vous avez pleuré; voici la croix d'honneur. Apprenez que c'est moi qui ai fait cette poésie. J'ai un gros cahier rempli de vers aussi beaux que ceux-là; mais je n'ai pas encore trouvé l'éditeur pour les imprimer. Cela n'est-il pas horrible et même inconcevable?

– Oh! mademoiselle, lui dis-je, je suis bien content. Je sais maintenant la cause de votre chagrin, vous aimez la pauvre Jeanne qui est morte dans le hameau, et c'est parce que vous pensez à elle, n'est-ce pas, que vous êtes triste et que vous ne vous apercevez jamais de ce que nous faisons dans la classe?» Malheureusement, ces propos lui déplurent; car elle me regarda avec colère et dit:

«Jeanne est une fiction. Vous êtes un sot. Rendez cette croix et retournez à votre place.» Je retournai à ma place en pleurant. Cette fois, c'est sur moi que je pleurais, et j'avoue que ces nouvelles larmes n'avaient pas cette espèce de douceur qui s'était mêlée à celles que la pauvre Jeanne m'avait tirées. Une chose augmentait mon trouble: je ne savais pas du tout ce que c'était qu'une fiction; Fontanet ne le savait pas davantage.

Je le demandai à ma mère, quand je fus de retour à la maison.

«Une fiction, me répondit ma mère, c'est un mensonge.

– Ah! maman, lui dis-je, c'est un malheur que Jeanne soit un mensonge.

– Quelle Jeanne?» demanda ma mère.

Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.

Et je contai l'histoire de Jeanne telle qu'elle me restait dans l'esprit.

Ma mère ne me répondit rien; mais je l'entendis qui disait à l'oreille de mon père:

«Quelles pauvretés on apprend à cet enfant!

– Ce sont, en effet, de grandes pauvretés, dit mon père.

Que voulez-vous aussi qu'une vieille fille entende à la pédagogie? J'ai un système d'éducation que je vous exposerai un jour. D'après ce système, il faut apprendre à un enfant de l'âge de notre Pierre les mœurs des animaux auxquels il ressemble par les appétits et par l'intelligence. Pierre est capable de comprendre la fidélité d'un chien, le dévouement d'un éléphant, les malices d'un singe: c'est cela qu'il faut lui conter, et non cette Jeanne, ce hameau et ces cloches qui n'ont pas le sens commun.

– Vous avez raison, répondit ma mère; l'enfant et la bête s'entendent fort bien, ils sont tous deux près de la nature. Mais, croyez-moi, mon ami, il y a une chose que les enfants comprennent mieux encore que les ruses des singes: ce sont les belles actions des grands hommes.

L'héroïsme est clair comme le jour, même pour un petit garçon; et, si l'on raconte à Pierre la mort du chevalier d'Assas, il la comprendra, avec l'aide de Dieu, comme vous et moi.

– Hélas! soupira mon père, je crois, au contraire, que l'héroïsme s'entend de diverses façons, selon les temps, les lieux et les personnes. Mais il n'importe; ce qui importe dans le sacrifice, c'est le sacrifice même. Si l'objet pour lequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n'en est pas moins une réalité; et cette réalité est la plus splendide parure dont l'homme puisse décorer sa misère morale.

Chère amie, votre générosité naturelle vous a fait comprendre ces vérités mieux que je ne les comprenais moi-même avec le secours de l'expérience et de la réflexion. Je les ferai entrer dans mon système.» Ainsi disputaient le docteur et ma mère.