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À voir sa démarche, le balancement de ses hanches, le mouvement de ses épaules, à examiner sa façon de tenir une cigarette et de lancer un jet de salive entre ses dents, Polyte Chupin lui eût tendu la main comme à un ami, à un «camaro», à un «zig».

On était au 14 avril, le temps était beau, l’atmosphère tiède, les cimes des marronniers des Tuileries verdoyaient à l’horizon, ce garnement devait être content de vivre, heureux de ne rien faire.

Il allait et venait, le long de ce quai de l’Horloge, que foulent, aux heures matinales, tant de pieds honteux; partageant son attention entre les passants et des tireurs de sable qui travaillaient sur la Seine.

Parfois, il traversait la chaussée et allait dire quelques mots à un respectable et vieux monsieur à lunettes et à longue barbe, proprement mis, ganté de filosèle, qui avait toutes les allures d’un petit rentier, et qui paraissait avoir pour les boutiques d’opticien une curiosité particulière.

De temps à autre, un agent de la sûreté passait, se rendant au rapport, et aussitôt le rentier ou le garnement courait à lui et demandait quelque renseignement en l’air.

L’homme de la sûreté répondait et passait, et alors les deux compères se rejoignaient en riant, et disaient:

– Bon!… voilà encore un tel qui ne nous remet pas.

Et ils avaient de bonnes raisons pour se réjouir, des motifs sérieux pour être fiers.

De douze ou quinze agents qu’ils accostèrent alternativement, pas un ne reconnut en eux deux collègues, Lecoq et le père Absinthe.

C’étaient bien eux, pourtant, armés et préparés pour cette chasse dont ils ne pouvaient prévoir les hasards, pour cette poursuite, qui devait être mystérieuse et acharnée comme celle des sauvages.

Dans l’esprit du jeune policier, cette audacieuse épreuve était décisive.

Du moment où des compagnons de tous les jours, des gens accoutumés à flairer toutes les supercheries du costume, se laissaient prendre à son travestissement et à celui du père Absinthe, Mai devait indubitablement y être pris.

– Ah! je ne suis pas étonné qu’on ne me reconnaisse pas, répétait le père Absinthe, puisque je ne me reconnais pas moi-même! Il n’y avait que vous, monsieur Lecoq, pour me transformer en un rentier bénin, moi qui ai toujours eu l’air d’un gendarme déguisé!…

Mais le temps des réflexions, utiles ou non, était passé.

Le jeune policier venait d’apercevoir, sur le pont au Change, une voiture cellulaire qui arrivait au grand trot.

– Attention, vieux, dit-il à son compagnon, voici qu’on amène notre homme!… Vite à notre poste, rappelez-vous la consigne et ouvrez l’œil!…

Près de là, sur le quai, était un chantier à demi entouré de planches. Le père Absinthe alla se poster devant une des affiches collées sur la clôture, et Lecoq, apercevant une pelle oubliée, s’en empara et se mit à remuer du sable.

Ils firent bien de se hâter.

La geôle roulante venait de tourner le quai.

Elle passa devant les deux agents de la sûreté, et s’engouffra avec un grand bruit de ferraille sous la voûte qui conduisait à «la souricière.»

Mai y était enfermé.

Lecoq en eut la certitude, en apercevant le gardien-chef assis dans le cabriolet.

La voiture resta bien un gros quart d’heure dans la cour…

Quand elle reparut, le conducteur descendu de son siège tirait ses chevaux par la bride.

Il rangea le lourd véhicule tout contre le Palais de Justice, jeta une couverte sur les reins de ses bêtes, alluma une pipe et s’éloigna…

Durant un bon moment, l’anxiété des deux observateurs fut une véritable souffrance, rien ne bougeait, rien ne remuait…

Mais à la fin, la portière de la voiture s’entrebâilla doucement avec des précautions infinies, et une tête pâle et effarée se montra… la tête de Mai.

D’un rapide regard, le prisonnier explora les environs. Personne ne passait.

Alors, avec la prestesse et la précision du chat, il sauta à terre, referma sans bruit la portière, et se mit à marcher dans la direction du pont au Change…

XXXVI

Lecoq respira.

Il en était à chercher si quelque futile circonstance oubliée ou négligée, n’avait pas disloqué toutes ses combinaisons.

Il en était à se demander si l’énigmatique prévenu n’avait pas refusé la périlleuse liberté qui lui était offerte.

Inquiétudes folles!… Mai s’évadait, non pas à l’étourdie, mais avec préméditation.

Entre le moment où il s’était senti seul, oublié dans son compartiment mal fermé, et l’instant où il avait entre-bâillé la portière, il s’était écoulé assez de temps pour qu’un homme de sa force, doué d’une prodigieuse perspicacité, pût analyser et calculer toutes les conséquences d’une si grave détermination.

Si donc il donnait dans le piège qui lui était tendu, c’était en toute connaissance de cause.

Il acceptait, en téméraire peut-être, mais non pas en dupe, une lutte prévue.

– Or, pensait Lecoq, s’il accepte cette lutte, c’est qu’il entrevoit quelque chance d’en sortir vainqueur.

Grave sujet de crainte pour le jeune policier; mais aussi, prétexte d’une délicieuse émotion. Il avait une ambition au-dessus de son état, et tout ambitieux est joueur.

Il considérait la partie comme presque égale, entre le prévenu et lui. Plus de prison, désormais, de geôliers, de juges, rien de tout le formidable appareil de la Justice.

Ils restaient seuls en présence, libres dans les rues de Paris, armés de défiances pareilles, obligés aux mêmes ruses, forcés pour se cacher l’un de l’autre, de recourir à des précautions identiques.

Lecoq avait, il est vrai, un auxiliaire: le père Absinthe. Mais qui assurait que Mai ne saurait pas rejoindre son insaisissable complice?

C’était donc un véritable duel dont l’issue dépendait uniquement du courage, de l’adresse et du sang-froid des deux adversaires.

Toutes ces réflexions ensemble avaient traversé avec la rapidité de l’éclair l’esprit du jeune policier.

Il lâcha vivement sa pelle, et courant à un sergent de ville qui sortait de la Préfecture, il lui remit une lettre qu’il tenait toute prête dans sa poche.

– Portez vite ceci à M. Segmuller, le juge d’instruction, lui dit-il, c’est pour une affaire de service.

Le sergent de ville voulut interroger ce garnement, qui correspondait avec des magistrats, mais déjà Lecoq s’était élancé sur les traces du prévenu.