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Mais cette substitution n’eût pas été du goût de Lecoq.

«Ce n’est pas, pensait-il, ce terrible juge qui jamais eût consenti aux démarches que je viens d’obtenir de M. Segmuller.»

Il avait grandement raison de se féliciter, car le juge ne se ménagea pas. Il était de ceux qui, longs à se décider, ne reviennent plus sur un parti pris et vont jusqu’au bout sans détourner la tête.

Ce jour-là même, le projet de Lecoq fut adopté en principe, sauf à convenir des détails et à régler le jour.

Cette même après-midi, la veuve Chupin obtint sa liberté provisoire.

Il n’y avait plus à s’inquiéter de Polyte. Traduit devant le tribunal correctionnel pour le vol où il se trouvait impliqué, il avait été, à sa grande surprise, condamné à treize mois de prison.

Désormais, M. Segmuller n’avait plus qu’à attendre, et ce lui fut d’autant plus aisé que les vacances de Pâques étant arrivées il put aller chercher en province, près de sa famille, un peu de repos et de liberté d’esprit.

Rentré à Paris, le dernier jour des vacances, le dimanche, il était resté chez lui, quand on lui annonça un domestique – envoyé par le bureau de placement – pour remplacer le sien qu’il avait congédié.

C’était un homme qui paraissait quarante ans, fort rouge de figure, ayant d’épais cheveux et de très gros favoris roux, plutôt grand que petit, de forte corpulence et roide sous ses vêtements coupés carrément.

Il expliqua d’un ton posé et avec un accent normand des plus prononcés, que depuis vingt ans il n’avait servi que des gens d’étude, un médecin et un notaire, qu’il était au fait des habitudes du Palais, qu’il savait épousseter des paperasses sans y mettre le désordre…

Bref, il s’exprima si bien, que tout en se réservant vingt-quatre heures pour les informations, le juge tira de sa poche et lui tendit le louis du denier à Dieu.

Mais l’homme, alors, changeant brusquement d’attitude et de voix, éclata de rire et dit:

– Monsieur le juge croit-il encore que Mai me reconnaîtra?

– Monsieur Lecoq!… fit le juge émerveillé.

– Lui-même, monsieur, et je viens vous dire que si vous voulez bien mander Mai pour l’interroger, toutes les mesures sont prises pour son évasion… Ce sera demain si vous le voulez bien.

XXXV

Lorsqu’un juge d’instruction près le tribunal de la Seine veut interroger un prévenu consigné dans l’une des prisons, – le Dépôt excepté, puisqu’il communique directement avec le Palais de Justice, – voici comment les choses se passent.

Le juge remet à un huissier une ordonnance d’extraction dont la seule formule, impérative et concise, suffirait à donner une idée de la toute-puissance du magistrat instructeur.

Il y est dit:

«Le gardien de la maison d’arrêt de… remettra au porteur du présent ordre, le nommé… prévenu de… pour le conduire devant nous en notre cabinet, au Palais de Justice, et le réintégrer ensuite à ladite maison d’arrêt.»

Rien de plus, rien de moins, une signature, le sceau, et tout le monde s’empresse d’obéir.

Mais du moment où il est nanti de cet ordre, jusqu’à l’instant de la réintégration, le directeur est relevé de sa responsabilité. Advienne que pourra, il a le droit de s’en laver les mains.

Aussi, que d’embarras pour le voyage du plus mince filou, que de cérémonies, que de précautions.

On fait monter le détenu désigné dans une de ces lugubres voitures cellulaires, qu’on peut voir stationner à la journée au quai de l’Horloge ou dans la cour de la Sainte-Chapelle, et on l’enferme solidement dans un des compartiments.

Cette voiture le conduit au Palais, et là, en attendant que vienne son tour d’être interrogé, on le dépose dans une des cellules de cette triste prison d’attente qu’on appelait autrefois «la souricière.»

C’est toujours dans l’enceinte même de la maison d’arrêt que le prévenu monte en voiture, il en descend toujours dans une cour intérieure dont toutes les issues sont fermées et gardées.

À la montée comme à la descente, le prisonnier est entouré de surveillants.

En route, il est sous l’œil de plusieurs gardiens, placés, les uns dans le couloir qui sépare les compartiments, les autres dans le cabriolet, près du conducteur.

Enfin, des gardes de Paris à cheval escortent toujours la voiture.

Aussi, les plus hardis et les plus habiles malfaiteurs reconnaissent-ils volontiers qu’il est à peu près impossible de s’échapper de cette geôle roulante pendant le trajet.

Les statistiques de l’administration ne comptent que trente tentatives d’évasion en dix ans.

De ces trente tentatives, vingt-cinq étaient absolument ridicules. Quatre furent découvertes avant que leurs auteurs eussent pu concevoir de sérieuses espérances. Une seule, celle de Gourdier, en plein jour, rue de Rivoli, faillit réussir; il était à cinquante pas de la voiture, qui filait toujours, quand un sergent de ville l’arrêta.

C’est cependant sur toutes ces circonstances que reposait le plan de Lecoq pour l’évasion de Mai, ce plan d’une simplicité enfantine, ainsi qu’il l’avouait ingénument. Il consistait à fermer imparfaitement, lors du départ de la maison d’arrêt, le compartiment de Mai, et à l’y oublier quand la voiture, après avoir versé à «la souricière» son chargement de coquins, irait selon l’habitude attendre sur le quai l’heure du retour.

Il y avait cent à parier contre un que le prévenu se hâterait de profiter de cet oubli, pour prendre la clef des champs.

Tout fut donc préparé et combiné conformément aux intentions de Lecoq, pour le jour qu’il avait indiqué, c’est-à-dire pour le premier lundi de la rentrée des vacances de Pâques.

L’ordonnance d’extraction fut libellée et remise à un gardien-chef intelligent, avec les plus minutieuses instructions.

La voiture cellulaire désignée pour le transport du soi-disant saltimbanque devait arriver au Palais vers midi seulement.

Et cependant, dès neuf heures, flânait autour de la Préfecture un de ces vieux gamins de Paris, qui feraient presque croire à la fable de Vénus sortant des flots, tant ils semblent véritablement nés de l’écume du ruisseau.

Il était vêtu d’une méchante blouse de laine noire et d’un pantalon à carreaux trop large, retenti à la taille par une ceinture de cuir. Ses bottes trahissaient des courses enragées dans les boues de la banlieue, sa casquette était ignoble, mais sa cravate de foulard rouge prétentieusement nouée ne pouvait être qu’un présent de l’amour.

Il avait le teint blême, l’œil cerné, la mine louche, la barbe rare. Ses cheveux jaunâtres collés aux tempes, étaient coupés carrément au-dessus de la nuque, et rasés en dessous, comme pour épargner de la besogne au bourreau.