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Sous ses habits de paysan, avec sa longue barbe, l’ancien curé de Sairmeuse était à ce point méconnaissable qu’il fut obligé de se nommer.

Mais, dès qu’il eut prononcé son nom, Jean eut un cri de joie.

– C’est le bon Dieu qui vous envoie, monsieur l’abbé, s’écria-t-il… Marie-Anne ne peut pas être morte!… Vous allez la sauver, vous qui en avez sauvé tant d’autres…

À un geste du prêtre qui lui montrait le ciel, il s’arrêta, devenant plus blême encore. Il comprenait qu’il n’était plus d’espérance.

– Allons!… reprit-il avec un accent d’affreux découragement, la destinée ne s’est pas lassée… Je veillais sur Marie-Anne, cependant, dans l’ombre, de loin… Et ce soir, je venais lui dire: «Défie-toi, sœur, prends garde!…»

– Quoi! vous saviez…

– Je savais qu’elle était en grand danger, oui, monsieur l’abbé… Il y a de cela une heure, je soupais, dans un cabaret de Sairmeuse, quand le gars à Grollet est entré. «Te voilà, Jean? me dit-il; je viens de voir le père Chupin en embuscade près de la maison à la Marie-Anne; quand il m’a aperçu, le vieux gueux, il a filé.» Aussitôt, j’ai ressenti comme un coup terrible. Je suis sorti comme un fou, je suis venu ici en courant de toutes mes forces… Mais quand la fatalité est sur un homme, vous savez! Je suis arrivé trop tard.

L’abbé Midon réfléchissait.

– Ainsi, fit-il, vous supposez que c’est Chupin…

– Je ne suppose pas, monsieur le curé, j’affirme que c’est lui, le misérable traître, qui a commis cet abominable forfait.

– Encore faudrait-il qu’il y eût eu un intérêt quelconque…

Jean eut un de ces éclats de rire stridents qui sont peut-être l’expression la plus saisissante du désespoir.

– Soyez tranquille, monsieur le curé, interrompit-il, le sang de la fille lui sera payé et plus cher, sans doute, que le sang du père. Chupin a été le vil instrument du crime, mais ce n’est pas lui qui l’a conçu. C’est plus haut qu’il faut chercher le vrai coupable, bien plus haut, dans le plus beau château du pays, au milieu d’une armée de valets, à Sairmeuse enfin!…

– Malheureux, que voulez-vous dire!…

– Ce que je dis!

Et froidement il ajouta:

– L’assassin est Martial de Sairmeuse.

Le prêtre recula, véritablement effrayé des regards de ce malheureux jeune homme.

– Vous devenez fou!… dit-il sévèrement.

Mais Jean hocha gravement la tête.

– Si je vous parais tel, monsieur l’abbé, répondit-il, c’est que vous ignorez la passion furieuse de Martial pour Marie-Anne… Il en voulait faire sa maîtresse… Elle a eu l’audace de refuser cet honneur, c’est un crime qu’on châtie, cela… Le jour où il a été prouvé à M. le marquis de Sairmeuse que jamais la fille de Lacheneur ne serait à lui, il l’a fait empoisonner pour qu’elle ne fut pas à un autre…

Tout ce qu’on eût dit à Jean en ce moment, pour lui démontrer la folie de ses accusations, eût été inutile; des preuves ne l’eussent pas convaincu; il eût fermé les yeux à l’évidence. Il voulait que cela fût ainsi, parce que sa haine s’en arrangeait…

– Demain, pensait l’abbé, quand il sera plus calme, je le raisonnerai…

Et comme Jean se taisait:

– Nous ne pouvons, dit-il, laisser ainsi à terre le corps de cette infortunée, aidez-moi, nous allons le placer sur le lit.

Jean tressaillit de la tête aux pieds, et durant dix secondes hésita.

– Soit!… dit-il enfin…

Personne jamais n’avait couché dans ce lit que le pauvre Chanlouineau, au temps des illusions de son amour, avait destiné à Marie-Anne.

– Il sera pour elle, disait-il, ou il ne sera pour personne.

Et ce fût elle, en effet, qui y coucha la première, mais morte.

La douloureuse et pénible tâche remplie, Jean se laissa tomber dans le grand fauteuil où avait expiré Marie-Anne, et la tête entre les mains, les coudes aux genoux, il demeura silencieux, aussi immobile que ces statues de la douleur qu’on place sur les tombeaux.

L’abbé Midon, lui, s’était mis à genoux à la tête du lit, et il récitait les prières des morts, demandant à Dieu paix et miséricorde au ciel pour celle qui avait tant souffert sur la terre…

Mais il ne priait que des lèvres… Sa pensée, en dépit de sa volonté et de ses efforts d’attention, lui échappait.

Il se demandait comment était morte Marie-Anne…

Etait-ce un crime?… Etait-ce un suicide?

Car l’idée du suicide lui vint. Mais il ne pouvait l’admettre, lui qui jadis avait surpris le secret de la grossesse de cette infortunée, et qui savait qu’elle était mère, bien qu’il ne sût pas ce qu’était devenu son enfant.

D’un autre côté, comment expliquer un crime?…

Le prêtre avait scrupuleusement examiné la chambre, et il n’y avait rien découvert qui trahit la présence d’une personne étrangère.

Tout ce qu’il avait constaté, c’est que son flacon d’arsenic était vide, et que Marie-Anne avait été empoisonnée avec le bouillon dont il restait quelques gouttes dans la tasse, laissée sur la cheminée.

– Quand il fera jour, pensa l’abbé Midon, je verrai dehors…

Dès que le jour parut, en effet, il descendit dans le jardin et se mit à décrire autour de la maison des cercles de plus en plus étendus, à la façon des chiens qui quêtent.

Il n’aperçut rien, d’abord, qui pût le mettre sur la voie, ni traces de pas ni empreintes.

Il allait abandonner ces inutiles investigations quand, étant entré dans le petit bois, il aperçut de loin comme une grande tache noire sur l’herbe. Il s’approcha… c’était du sang.

Fortement impressionné, il courut appeler le frère de Marie-Anne pour lui montrer sa découverte.

– On a assassiné quelqu’un à cette place, prononça Jean, et cela cette nuit même, car le sang n’a pas eu le temps de sécher.

D’un coup d’œil l’abbé Midon avait exploré le terrain aux alentours.

– La victime perdait beaucoup de sang, dit-il, on arriverait peut-être à la connaître en suivant ses traces.

– Je vais toujours essayer, répondit Jean. Remontez, monsieur le curé, je serai bientôt de retour.

Un enfant eût reconnu le chemin suivi par le blessé, tant les marques de son passage étaient claires et distinctes. Il s’était traîné presque à plat ventre, on le reconnaissait à l’herbe foulée et aux endroits où il y avait de la poussière, et en outre, de place en place, on retrouvait des taches de sang.