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– Y sommes-nous? demanda le fils Poignot.

– Oui, répondit le baron.

– Alors en route!… hue! le gris!…

La charrette roula, conduite avec les plus extrêmes précautions par le jeune paysan, à qui son père avait bien recommandé d’éviter les cahots.

À une vingtaine de pas en arrière, marchait Mme d’Escorval donnant le bras à l’abbé Midon.

La nuit était noire, mais eût-il fait grand jour, l’ancien curé de Sairmeuse pouvait, sans courir le risque d’être reconnu, défier l’œil de tous ses paroissiens.

Il avait laisse croître ses cheveux et sa barbe, sa tonsure avait depuis longtemps disparu, et le manque d’exercice avait épaissi sa taille. Il était vêtu comme tous les paysans aisés des environs, d’une veste et d’un pantalon de ratine, et il était coiffé d’un immense chapeau de feutre qui lui tombait jusque sur le nez.

Il y avait bien des mois qu’il ne s’était senti l’esprit si libre. Les obstacles qui lui avaient paru le plus insurmontables ne s’aplanissaient-ils pas comme d’eux-mêmes?

Il se représentait dans un avenir prochain le baron rétabli, déclaré innocent par des juges impartiaux, reprenant son ancienne existence à Escorval. Il se voyait lui-même, comme autrefois, dans son presbytère de Sairmeuse…

Seul, le souvenir de Maurice troublait cette sécurité. Comment ne donnait-il pas signe de vie?…

– Mais s’il lui était arrivé malheur, nous le saurions, pensait le prêtre; il a avec lui un brave homme, ce vieux soldat, qui braverait tout pour venir nous prévenir…

Ces pensées le préoccupaient tellement qu’il ne s’apercevait pas que Mme d’Escorval s’appuyait de plus en plus lourdement à son bras.

– J’ai honte de l’avouer, dit-elle enfin; mais je n’en puis plus, il y a si longtemps que je ne suis sortie, que j’ai comme désappris de marcher…

– Heureusement, nous approchons, madame, répondit l’abbé.

Bientôt, en effet, le fils Poignot arrêta sa charrette sur la grande route, devant le petit sentier qui conduit à la Borderie.

– Voilà le voyage fini!… dit-il au baron.

Et aussitôt, il donna un coup de sifflet, comme il l’avait fait quelques heures plus tôt, pour avertir de son arrivée.

Personne ne paraissant, il siffla de nouveau, plus fort, puis de toutes ses forces… rien encore.

Mme d’Escorval et l’abbé Midon le rejoignaient à ce moment.

– C’est singulier, leur dit-il, que Marie-Anne ne m’entende pas… Nous ne pouvons descendre M. le baron sans l’avoir vue, et elle le sait bien… Si je courais l’avertir?

– Elle se sera endormie, répondit l’abbé, veillez sur votre cheval, mon garçon, je vais aller la réveiller…

Il quitta le bras de Mme d’Escorval sur ces mots, et gagna le sentier.

Certes, il n’avait pas l’ombre d’une inquiétude. Tout était calme et silence autour de la Borderie; une lumière brillait aux fenêtres du premier étage.

Cependant, lorsqu’il vit la porte ouverte, un pressentiment vague tressaillit en lui.

– Qu’est-ce que cela veut dire? pensa-t-il.

Au rez-de-chaussée il n’y avait pas de lumière, et l’abbé qui ne connaissait pas les êtres de la maison, fut obligé de chercher l’escalier à tâtons.

Enfin, il le trouva et monta…

Mais sur le seuil de la chambre, il s’arrêta, pétrifié par l’horreur du spectacle qui s’offrit à lui…

La pauvre Marie-Anne gisait à terre, étendue sur le dos… Ses yeux, grands ouverts, étaient comme noyés dans un liquide blanchâtre; sa langue noire et tuméfiée, sortait à demi de sa bouche.

– Morte!… balbutia le prêtre. Morte!…

Cependant, elle pouvait ne l’être pas… Il se roidit contre sa défaillance, et se penchant vers la malheureuse, il lui prit la main. Cette main était glacée et le bras avait la rigidité d’une barre de fer.

C’était plus d’indications qu’il n’en fallait pour éclairer l’expérience de l’abbé Midon.

– Empoisonnée!… murmura-t-il, avec de l’arsenic…

Il s’était relevé, perdu de stupeur, et son regard errait autour de la chambre, quand il aperçut son coffre de médicaments ouvert sur une table.

Vivement il s’avança, prit sans hésiter un flacon, le déboucha et le retourna dans le creux de sa main… il était vide.

– Je ne m’étais pas trompé! fit-il.

Mais il n’avait pas de temps à perdre en conjectures.

L’important, avant tout, était de décider le baron à retourner à la ferme, sans pourtant lui apprendre un malheur qui l’eût fortement impressionné.

Imaginer un prétexte était assez facile.

Faisant sur soi-même un violent effort, le prêtre recouvra presque les apparences du sang-froid, et courant à la route, il expliqua au baron que le séjour de la Borderie était devenu impossible, qu’on avait vu rôder des hommes suspects, qu’on devait être plus prudent que jamais, maintenant qu’on connaissait les bonnes intentions de Martial de Sairmeuse…

Non sans résistance, le baron céda.

– Vous le voulez, curé, soupira-t-il, j’obéis… Allons, Poignot, mon garçon, ramène-moi chez ton père…

Mme d’Escorval était montée sur la charrette près de son mari, le prêtre les regarda s’éloigner, et lorsqu’il n’entendit plus le bruit des roues il regagna la Borderie…

Il atteignait le corridor, quand des gémissements qu’il entendit, et qui partaient de la chambre de la morte, firent affluer tout son sang à son cœur… Il avança rapidement.

Près du corps de Marie-Anne, un homme agenouillé pleurait.

C’était un tout jeune homme, vêtu de haillons, et l’expression de son visage, son attitude, ses sanglots, trahissaient un immense désespoir.

Même, sa douleur profonde absorbait si complètement toutes les facultés de son âme, qu’il ne s’aperçut ni de l’arrivée ni de la présence de l’abbé Midon.

Qui était ce malheureux, qui avait osé s’introduire ainsi dans la maison?

Après un premier moment de stupeur, l’abbé le devina plutôt qu’il ne le reconnut.

– Jean!… cria-t-il d’une voix forte et à deux reprises, Jean Lacheneur!…

D’un bond, le jeune homme fut debout, pâle, menaçant; la flamme de la colère séchait les larmes dans ses yeux.

– Qui êtes-vous? demanda-t-il d’un ton terrible, que faites-vous ici?… Que me voulez-vous?…