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Mais il s’agissait de soulever le blessé et de le placer sur le matelas.

Ce fut une difficile opération, fort longue, et qui, en dépit de précautions extrêmes, arracha au baron deux ou trois cris déchirants.

Enfin tout fut prêt, les officiers prirent chacun un bras de la civière et on se mit en route.

Le jour se levait… Le brouillard qui se balançait au-dessus des collines lointaines se teintait de lueurs pourpres et violettes; les objets insensiblement émergeaient des ténèbres…

Le triste cortège, guidé par l’abbé Midon, avait pris à travers champs et à chaque instant quelque obstacle se présentait, haie ou fossé qu’il fallait franchir.

Que d’attentions alors pour éviter au brancard des oscillations dont la moindre devait causer au blessé des tortures inouïes… Que de soins!… mais aussi que de temps perdu!

Appuyée au bras de Marie-Anne, la baronne d’Escorval marchait près de la civière, et aux passages difficiles elle pressait la main de son mari… Le sentait-il?… Rien en lui ne trahissait la vie qu’un râle sourd par intervalles, et quelquefois un de ces vomissements de sang qui épouvantaient si fort l’abbé Midon.

On avançait cependant, et la campagne s’éveillait et s’animait.

C’était tantôt quelque paysanne revenant de l’herbe qu’on rencontrait, tantôt quelque gars, l’aiguillon sur l’épaule, qui conduisait ses bœufs au labour.

Hommes et femmes s’arrêtaient, et bien après qu’on les avait dépassés, on les apercevait encore, plantés à la même place, suivant d’un œil étonné ces gens qui leur semblaient porter un mort…

Le prêtre paraissait se soucier peu de ces rencontres. Il ne faisait rien pour les éviter.

Mais il s’inquiéta visiblement et devint circonspect, quand après trois heures de marche on aperçut la ferme de Poignot.

Heureusement, il y avait à une portée de fusil de la maison un petit bois. L’abbé Midon y fit entrer tout son monde, recommandant la plus stricte prudence, pendant qu’il allait, lui, courir en avant s’entendre avec l’homme sur qui reposaient toutes ses espérances.

Comme il arrivait dans la cour de la ferme un petit homme, à cheveux gris, très maigre, au teint basané, sortait de l’écurie.

C’était le père Poignot.

– Comment! vous, monsieur le curé, s’écria-t-il tout joyeux… Dieu! ma femme va-t-elle être contente!… Nous avons un fier service à vous demander.

Et aussitôt, sans laisser à l’abbé Midon le temps d’ouvrir la bouche, il se mit à raconter son embarras… La nuit du soulèvement, il avait ramassé un malheureux qui avait reçu un coup de sabre; ni sa femme ni lui, ne savaient comment panser cette blessure, et il n’osait aller quérir un médecin.

– Et ce blessé, ajouta-t-il, c’est Jean Lacheneur, le fils de mon ancien maître.

Une affreuse anxiété serrait le cœur du prêtre.

Ce fermier, qui avait déjà donné asile à un blessé, consentirait-il à en recevoir un autre?

La voix de l’abbé Midon tremblait en présentant sa requête…

Dès les premiers mots, le fermier devint fort pâle, et tant que parla le prêtre, il hocha gravement la tête. Quand ce fut fini:

– Savez-vous, monsieur le curé, dit-il froidement, que je risque gros à faire de ma maison un hôpital pour les révoltés?

L’abbé Midon n’osa pas répondre…

– On m’a dit comme ça, poursuivit le père Poignot, que j’étais un lâche, parce que je ne voulais pas me mêler du complot… ça n’était pas mon idée, j’ai laissé dire. Maintenant il me convient de ramasser les éclopés…je les ramasse. M’est avis que c’est aussi courageux que d’aller tirer des coups de fusil…

– Ah!… vous êtes un brave homme!… s’écria l’abbé.

– Pardienne!… je le sais bien. Allez chercher M. d’Escorval… Il n’y a ici que ma femme et mes trois garçons, personne ne le trahira!…

Une demi-heure après, le baron était couché dans un petit grenier où déjà on avait installé Jean Lacheneur.

De la fenêtre, l’abbé Midon et Mme d’Escorval purent voir s’éloigner rapidement le cortège destiné à donner le change aux espions.

Le caporal Bavois, la tête entortillée de linges ensanglantés, avait remplacé le baron sur le brancard.

C’est aux époques troublées de l’histoire qu’il faut chercher l’homme. Alors l’hypocrisie fait trêve, et il apparaît tel qu’il est, avec ses bassesses et ses grandeurs.

Certes, de grandes lâchetés furent commises aux premiers jours de la seconde Restauration, mais aussi que de dévouements sublimes!

Ces officiers à demi-solde qui entourèrent Mme d’Escorval et Maurice, qui prêtèrent ensuite leur concours à l’abbé Midon, ne connaissaient le baron que de nom et de réputation.

Il leur suffit de savoir qu’il avait été ami de «l’autre,» de celui qui avait été leur idole, pour se donner entièrement, sans hésitation comme sans forfanterie.

Ils triomphèrent, quand ils virent M. d’Escorval couché dans le grenier du père Poignet, en sûreté relativement.

Après cela, le reste de leur tâche, qui consistait à créer une fausse piste jusqu’à la frontière, leur paraissait un véritable jeu d’enfants.

Ils ne songeaient en vérité qu’au bon tour qu’ils jouaient au duc de Sairmeuse et au marquis de Courtomieu.

Et ils riaient à l’idée de la besogne et de la déception qu’ils préparaient à la police de Montaignac.

Mais toutes ces précautions étaient bien inutiles. En cette occasion éclatèrent les sentiments véritables de la contrée, et on put voir que les espérances de Lacheneur n’étaient pas sans quelque fondement.

La police ne découvrit rien; elle ne connut pas un détail de l’évasion; elle n’apprit pas une circonstance de ce voyage de plus de trois lieues, en plein jour, de six personnes portant un blessé sur un brancard.

Parmi les deux mille paysans qui crurent bien que c’était le baron d’Escorval qu’on portait ainsi, il ne se trouva pas un délateur, il ne se rencontra pas même un indiscret.

Cependant, en approchant de la frontière qu’ils savaient strictement surveillée, les fugitifs devinrent circonspects.

Ils attendirent que la nuit fût venue, avant de se présenter à une auberge isolée qu’ils avaient aperçue, et où ils espéraient trouver un guide pour franchir les défilés des montagnes.

Une affreuse nouvelle les y avait devancés.

L’aubergiste qui leur ouvrit leur apprit les sanglantes représailles de Montaignac.

De grosses larmes coulaient de ses yeux, pendant qu’il racontait les détails de l’exécution, qu’il tenait d’un paysan qui y avait assisté.