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Heureusement ou malheureusement, cet aubergiste ignorait l’évasion de M. d’Escorval et l’arrestation de M. Lacheneur…

Mais il avait connu particulièrement Chanlouineau, et il était consterné de la mort de ce «beau gars, le plus solide du pays.»

Les officiers qui avaient laissé le brancard dehors, jugèrent alors que cet homme était bien celui qu’ils souhaitaient, et qu’ils pouvaient lui confier une partie de leur secret.

– Nous portons, lui dirent-ils, un de nos amis blessé… Pouvez-vous nous faire franchir la frontière cette nuit même?…

L’aubergiste répondit qu’il le ferait volontiers, qu’il se chargeait même d’éviter tous les postes; mais qu’il ne fallait pas songer à s’engager dans la montagne avant le lever de la lune.

À minuit les fugitifs se mirent en route: au jour ils foulaient le territoire du Piémont.

Depuis assez longtemps déjà ils avaient congédié leur guide. Ils brisèrent le brancard, et poignée par poignée ils jetèrent au vent la laine du matelas.

– Notre tâche est remplie, monsieur, dirent alors les officiers à Maurice… Nous allons rentrer en France… Dieu nous protège!… Adieu!…

C’est les yeux pleins de larmes que Maurice regarda s’éloigner ces braves gens qui, sans doute, venaient de sauver la vie à son père. Maintenant il était le seul protecteur de Marie-Anne, qui, pâle, anéantie, brisée de fatigue et d’émotion, tremblait à son bras…

Non, cependant… Près de lui se tenait encore le caporal Bavois.

– Et vous, mon ami, lui demanda-t-il d’un ton triste, qu’allez-vous faire?…

– Vous suivre, donc!… répondit le vieux soldat. J’ai droit au feu et à la chandelle chez vous, c’est convenu avec votre père!… Ainsi, pas accéléré, la jeune demoiselle n’a pas l’air bien du tout, et je vois là-bas le clocher de l’étape.

XXXVI

Femme par la grâce et par la beauté, femme par le dévouement et la tendresse, Marie-Anne savait trouver en elle-même une vaillance virile. Son énergie et son sang-froid, en ces jours désolés, furent l’admiration et l’étonnement de tous ceux qui l’approchèrent.

Mais les forces humaines sont bornées… Toujours, après des efforts exorbitants, un moment arrive où la chair défaillante trahit la plus ferme volonté.

Quand Marie-Anne voulut se remettre en route, elle sentit qu’elle était à bout: ses pieds gonflés ne la soutenaient plus, ses jambes se dérobaient sous elle, la tête lui tournait, des nausées soulevaient son estomac, et un froid glacial, intense, lui montait jusqu’au cœur.

Maurice et le vieux soldat durent la soutenir, la porter presque.

Heureusement il n’était pas fort éloigné ce village dont les fugitifs apercevaient le clocher à travers la brume matinale.

Déjà ces infortunés distinguaient les premières maisons quand le caporal s’arrêta brusquement en jurant.

– Milliard de tonnerres!… s’écria-t-il, et mon uniforme!… Entrer avec ce fourniment dans ce méchant village, ce serait se jeter dans la gueule du loup!… Le temps de nous asseoir et nous serions ramassés par les gendarmes piémontais… Faut attendre!…

Il réfléchit, tortillant furieusement sa moustache, puis d’un ton qui eût fait frémir et fuir un passant:

– À la guerre comme à la guerre!… fit-il. Faut acheter un équipement à «la foire d’empoigne!» Le premier pékin qui passe…

– Mais j’ai de l’argent, interrompit Maurice, en débouclant une ceinture pleine d’or qu’il avait placée sous ses habits le soir du soulèvement.

– Eh!… que ne le disiez-vous!… Nous sommes des bons, cela étant… Donnez, j’aurai vite trouvé quelque bicoque aux environs…

Il s’éloigna, et ne tarda pas à reparaître affublé d’un costume de paysan qu’on eût dit fait pour lui. Sa figure maigre disparaissait sous un immense chapeau…

– Maintenant, pas accéléré, en avant, marche!… dit-il à Maurice et à Marie-Anne qui le reconnaissaient à peine.

Le village où ils arrivaient, le premier après la frontière, s’appelait Saliente. Ils lurent ce nom sur un poteau.

La quatrième maison était une hôtellerie, «Au Repos des Voyageurs.» Ils y entrèrent, et d’un ton bref commandèrent à la maîtresse de conduire la jeune dame à une chambre et de l’aider à se coucher.

On obéit, et Maurice et le vieux soldat passant dans la salle commune, demandèrent quelque chose à manger.

On les servit, mais les regards qu’on arrêtait sur eux n’étaient rien moins que bienveillants. Evidemment, on les tenait pour très suspects.

Un gros homme, qui semblait le patron de l’hôtellerie, rôda autour d’eux un bon moment, les examinant du coin de l’œil, et finalement il leur demanda leurs noms.

– Je me nomme Dubois, répondit Maurice sans hésiter, je voyage pour mon commerce, avec ma femme qui est là-haut et mon fermier que voici…

Cette vivacité heureuse décida un peu l’hôtelier, et atteignant un petit registre crasseux il se mit à y consigner les réponses.

– Et quel commerce faites-vous? interrogea-t-il encore.

– Je viens dans votre sacré pays de curieux pour acheter des mulets, répondit Maurice en frappant sur sa ceinture.

Au son de l’or, le gros homme souleva son bonnet de laine. L’élève des mulets était la richesse de la contrée, le bourgeois était bien jeune, mais il avait le gousset garni: cela ne suffisait-il pas?

– Vous m’excuserez, reprit l’hôte d’un tout autre ton; c’est que, voyez-vous, nous sommes très surveillés; il y a du tapage, à ce qu’il parait, vers Montaignac…

L’imminence du péril et le sentiment de la responsabilité donnaient à Maurice un aplomb qu’il ne se connaissait pas. C’est de l’air le plus dégagé qu’il débita une histoire passablement plausible, pour expliquer son arrivée matinale, à pied, avec une jeune femme malade.

Il s’applaudissait de son adresse, mais le vieux caporal était moins satisfait.

– Nous sommes trop près de la frontière pour bivaquer ici, grogna-t-il. Dès que la jeune dame sera sur pieds, faudra graisser nos escarpins.

Il croyait et Maurice espérait comme lui que vingt-quatre heures de repos absolu rétabliraient Marie-Anne.

Ils se trompaient, car elle avait été atteinte aux sources même de la vie.

À vrai dire, elle ne semblait pas souffrir, mais elle demeurait immobile et comme engourdie dans une torpeur glacée, dont rien n’était capable de la tirer. On lui parlait, elle ne répondait pas. Entendait-elle, comprenait-elle? c’était au moins douteux.

Par un rare bonheur, la mère de l’hôtelier se trouvait être une vieille brave femme, qui ne quittait pas le chevet de Marie-Anne… de Mme Dubois, comme on disait à l’hôtellerie du Repos des Voyageurs.