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– Tu n’auras pas à te plaindre de ma générosité, lui dit-il, je te paierai bien…

Mais voilà qu’à ce mot payer, qui huit jours plus tôt eût allumé dans son œil l’éclair de la convoitise, Chupin parut transporté de fureur.

– Si c’est pour me tenter encore que vous m’avez fait venir, s’écria-t-il, mieux valait me laisser tranquille à mon auberge.

– Qu’est-ce à dire, drôle!…

Cette interruption, le vieux maraudeur ne l’entendit même pas; il poursuivait avec une violence croissante:

– On m’avait dit que livrer Lacheneur ce serait servir le roi et la bonne cause… je l’ai livré et on me traite comme si j’avais commis le plus grand des crimes… Autrefois, quand je vivais de braconnage et de maraude, on me méprisait peut-être, mais on ne me fuyait pas… On m’appelait coquin, pillard, vieux filou et le reste, mais on trinquait tout de même avec moi!… Aujourd’hui que j’ai deux mille pistoles, on se sauve de moi comme d’une bête venimeuse. Si j’approche, on recule; quand j’entre quelque part, on sort…

Le souvenir des injures qu’il avait subies lui était si cruel qu’il paraissait véritablement hors de soi.

– Est-ce donc, poursuivait-il, une action infâme que j’ai commise, ignoble et abominable?… Alors pourquoi M. le duc me l’a-t-il proposée?… Toute la honte doit en retomber sur lui. On ne tente pas, comme cela, le pauvre monde avec de l’argent. Ai-je bien agi, au contraire?… Alors qu’on fasse des lois pour me protéger…

C’était un esprit troublé qu’il fallait rassurer, Martial le comprit.

– Chupin, mon garçon, dit-il, je ne te demande pas de chercher M. d’Escorval pour le dénoncer, loin de là… Je désire seulement que tu te mettes en campagne pour découvrir si on a eu connaissance de son passage à Saint-Pavin ou à Saint-Jean-de-Coche…

À ce dernier nom le vieux maraudeur devint blême.

– Vous voulez donc me faire assassiner! s’écria-t-il en pensant à Balstain, je tiens à ma peau, moi, maintenant que je suis riche!…

Et pris d’une sorte de panique, il s’enfuit. Martial était stupéfait.

– On dirait, pensait-il, que le misérable se repent de ce qu’il a fait.

Il n’eût pas été le seul en tout cas.

Déjà M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse en étaient à se reprocher mutuellement les exagérations de leurs premiers rapports, et les proportions mensongères données au soulèvement.

L’ivresse d’ambition qui les avait saisis au premier moment s’étant dissipée, ils mesuraient avec effroi les conséquences de leurs odieux calculs.

Ils s’accusaient réciproquement de la précipitation fatale des juges, de l’oubli de toute procédure, de l’injustice de l’arrêt rendu.

Chacun prétendait rejeter sur l’autre et le sang versé et l’exécration publique.

Du moins, espéraient-ils obtenir la grâce des six condamnés dont ils avaient suspendu l’exécution.

Ils ne l’obtinrent pas.

Une nuit, un courrier arriva à Montaignac, qui apportait de Paris cette laconique dépêche:

«Les vingt-et-un condamnés doivent être exécutés.»

Quoi qu’eût pu dire le duc de Richelieu, le conseil des ministres entraîné par M. Decazes, ministre de la police, avait décidé que les grâces devaient être rejetées…

Cette dépêche devait atterrer le duc de Sairmeuse et M. de Courtomieu. Ils savaient mieux que personne combien peu méritaient la mort ces pauvres gens dont ils avaient voulu, trop tard, sauver la vie. Ils savaient, cela était prouvé et public, que de ces six condamnés deux n’avaient pris aucune part au complot.

Que faire?

Martial voulait que son père résignât son autorité, le duc n’eut pas ce courage.

M. de Courtomieu l’emporta. Il disait que tout cela était bien fâcheux, mais que le vin étant tiré il fallait le boire, qu’on ne pouvait se déjuger sans s’attirer une disgrâce éclatante.

C’est pourquoi, le lendemain, les funèbres roulements du tambour se firent encore une fois entendre, et les six condamnés – dont deux reconnus innocents – furent conduits sous les murs de la citadelle et fusillés à la place même où, sept jours auparavant, étaient tombés les quatorze malheureux qui les avaient précédés dans la mort…

Et cependant l’organisateur du complot n’était pas jugé encore.

Enfermé dans un cachot voisin de celui de Chanlouineau, Lacheneur était tombé dans un morne engourdissement qui dura autant que sa détention. Ame et corps, il était brisé.

Une seule fois, on vit remonter un peu de sang à son visage pâli, le matin où le duc de Sairmeuse entra dans sa prison pour l’interroger.

– C’est vous qui m’avez amené là où je suis, dit-il, Dieu nous voit et nous juge!…

Malheureux homme!… ses fautes avaient été grandes, son châtiment fut terrible.

Il avait sacrifié ses enfants aux rancunes de son orgueil blessé; il n’eut pas cette consolation suprême de les serrer sur son cœur et d’obtenir leur pardon avant de mourir…

Seul en son cachot, il ne pouvait distraire sa pensée de son fils et de sa fille, et telle était l’horreur de la situation qu’il avait faite, qu’il n’osait demander ce qu’ils étaient devenus.

À la seule pitié d’un geôlier, il dut d’apprendre qu’on était sans nouvelles aucunes de Jean et qu’on croyait Marie-Anne passée à l’étranger avec la famille d’Escorval.

Renvoyé devant la Cour prévôtale, Lacheneur fut calme et digne pendant les débats. Loin de marchander sa vie, il répondit avec la plus entière franchise. Il n’accusa que lui et ne nomma pas un seul de ses complices.

Condamné à avoir la tête tranchée, il fut conduit à la mort le lendemain qui était le jour du marché de Montaignac.

Malgré la pluie, il voulut faire le trajet à pied. Arrivé à l’échafaud, il gravit les degrés d’un pas ferme, et de lui-même s’étendit sur la planche fatale…

Quelques secondes après, le soulèvement du 4 mars comptait sa vingt-et-unième victime.

Et le soir même, des officiers à la demi-solde s’en allaient racontant partout que des récompenses magnifiques venaient d’être accordées au marquis de Courtomieu et au duc de Sairmeuse, et qu’ils allaient marier leurs enfants à la fin de la semaine.