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Il n’avait même pas cette pudeur vulgaire de dire: les accusés.

Ils parurent, et un à un, jusqu’à trente, ils prirent place sur les bancs, au pied de l’estrade.

Chanlouineau portait haut la tête et promenait de tous côtés des regards assurés. Le baron d’Escorval était calme et grave, mais non plus que lorsqu’il était, jadis, appelé à donner son avis dans les conseils de l’Empereur.

Tous deux aperçurent Maurice, réduit à s’appuyer sur l’abbé pour ne pas tomber. Mais pendant que le baron adressait à son fils un simple signe de tête, Chanlouineau faisait un geste qui clairement signifiait:

– Ayez confiance en moi… ne craignez rien.

L’attitude des autres conjurés annonçait plutôt la surprise que la crainte. Peut-être n’avaient-ils conscience ni de ce qu’ils avaient osé, ni du danger qui les menaçait…

Les accusés placés, ce qui demanda un peu de temps, le capitaine rapporteur se leva.

Son réquisitoire, d’une violence inouïe, ne dura pas cinq minutes. Il exposa brièvement les faits, exalta les mérites du gouvernement de la Restauration et conclut à la peine de mort contre les trente accusés.

Lorsqu’il eut cessé de parler, le duc de Sairmeuse interpella le premier conjuré du premier banc:

– Levez-vous…

Il se leva.

– Votre nom? vos prénoms? votre âge?…

– Chanlouineau (Eugène-Michel), âgé de vingt-neuf ans, cultivateur-propriétaire.

– Propriétaire de biens nationaux…

– Propriétaire de biens qui, ayant été payés en bon argent, gagné à force de travail, sont à moi légitimement.

Le duc de Sairmeuse ne voulut pas relever le défi, car c’en était un, par le fait.

– Vous avez fait partie de la rébellion? poursuivit-il.

– Oui.

– Vous avez raison d’avouer, car on va introduire des témoins qui vous reconnaîtront.

Cinq grenadiers entrèrent; qui étaient de ceux que Chanlouineau avait tenus en respect pendant que Maurice, l’abbé Midon et Marie-Anne montaient en voiture.

Ces militaires affirmèrent qu’ils remettaient très bien l’accusé, et même, l’un d’eux entama de lui un éloge intempestif, déclarant que c’était un solide gaillard, d’une bravoure admirable.

L’œil de Chanlouineau, pendant cette déposition, dut révéler quelque chose de ses angoisses. Les soldats parleraient-ils de cette circonstance de la voiture? Non, ils n’en parlèrent pas.

– Il suffît!… interrompit le président. Et se tournant vers Chanlouineau:

– Quels étaient vos projets? interrogea-t-il.

– Nous espérions nous débarrasser d’un gouvernement imposé par l’étranger, nous voulions nous affranchir de l’insolence des nobles et garder nos terres…

– Assez!… Vous étiez un des chefs de la révolte?

– Un des quatre chefs, oui…

– Quels étaient les autres?

Un sourire inaperçu glissa sur les lèvres du robuste gars, il parut se recueillir et dit:

– Les autres étaient M. Lacheneur, son fils Jean et le marquis de Sairmeuse.

M. le duc de Sairmeuse bondit sur son fauteuil doré.

– Misérable!… s’écria-t-il, coquin!… vil scélérat!… Il avait empoigné une lourde écritoire de plomb placée devant lui, et on put croire qu’il allait la lancer à la tête de l’accusé…

Chanlouineau demeurait seul impassible au milieu de cette assemblée, extraordinairement émue de son étrange déclaration.

– Vous m’interrogez, reprit-il, je réponds. Faites-moi mettre un bâillon, si mes réponses vous gênent… S’il y avait ici des témoins pour moi, comme il y en a contre, ils vous diraient si je ments… Mais tous les accusés qui sont là peuvent vous assurer que je dis la vérité… N’est-ce pas, vous autres?…

À l’exception du baron d’Escorval, il n’était pas un accusé capable de comprendre la portée des audacieuses allégations de Chanlouineau; tous cependant approuvèrent d’un signe de tête.

– Le marquis de Sairmeuse était si bien notre chef, poursuivit le hardi paysan, qu’il a été blessé d’un coup de sabre en se battant bravement à mes côtés…

Le duc de Sairmeuse était plus cramoisi qu’un homme frappé d’un coup de sang, et la fureur lui enlevait presque l’usage de la parole.

– Tu ments, coquin, bégayait-il, tu ments!

– Qu’on fasse venir le marquis, dit tranquillement Chanlouineau, on verra bien s’il est ou non blessé.

Il est sûr que l’attitude du duc eût donné à penser à un observateur. C’est qu’il doutait en ce moment, plus encore que la veille en apercevant la blessure de Martial. On l’avait cachée, il était impossible de l’avouer maintenant.

Heureusement pour M. de Sairmeuse, un des juges le tira d’embarras.

– J’espère, monsieur le président, dit-il, que vous ne donnerez pas satisfaction à cet arrogant rebelle, la commission s’y opposerait…

Chanlouineau éclata de rire.

– Naturellement, fit-il… Demain j’aurai le cou coupé, une blessure est vite cicatrisée, rien ne restera donc de la preuve que je dis. J’en ai une autre par bonheur, matérielle, indestructible, hors de votre puissance, et qui parlera quand mon corps sera à six pieds sous terre.

– Quelle est cette preuve? demanda un autre juge, que le duc regarda de travers.

L’accusé hocha la tête.

– Je ne vous la donnerais pas, répondit-il, quand vous m’offririez ma vie en échange… Elle est entre des mains sûres qui la feront valoir… On ira au roi, s’il le faut… Nous voulons savoir le rôle du marquis de Sairmeuse en cette affaire… s’il était vraiment des nôtres ou s’il n’était qu’un agent provocateur.

Un tribunal soucieux des règles immuables de la justice, ou simplement préoccupé de son honneur, eût exigé, en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires, la comparution immédiate du marquis de Sairmeuse.

Et alors, tout s’éclaircissait, la vérité se dégageait des ténèbres, l’étonnante calomnie de Chanlouineau se trouvait confondue.

Mais la commission militaire ne devait point agir ainsi.

Ces hommes, qui siégeaient en grand uniforme, n’étaient pas des juges chargés d’appliquer une loi cruelle, mais enfin une loi!… C’étaient des instruments commis par les vainqueurs pour frapper les vaincus au nom de ce code sauvage que deux mots résument: vae victis!…

Le président, le noble duc de Sairmeuse, n’eût consenti à aucun prix à mander Martial. Les officiers, ses conseillers, ne le voulaient pas davantage.