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Après plus d’une heure, le juge d’instruction, qui commençait à s’impatienter, s’informa de ce que devenait son volontaire.

– Il est sur la route, répondit le brigadier, couché à plat ventre dans la boue, et il gâche du plâtre dans une assiette. Il dit qu’il a presque fini et qu’il va revenir.

Il revint en effet presque aussitôt, joyeux, triomphant, rajeuni de vingt ans. Lecoq le suivait, portant avec mille précautions un grand panier.

– Je tiens la chose, dit-il au juge d’instruction, complètement. C’est tiré au clair maintenant et simple comme bonjour. Lecoq, mets le panier sur la table, mon garçon.

Gévrol, lui aussi, revenait d’expédition non moins satisfait.

– Je suis sur la trace de l’homme aux boucles d’oreilles, dit-il. Le bateau descendait. J’ai le signalement exact du patron Gervais.

– Parlez, monsieur Tabaret, dit le juge d’instruction.

Le bonhomme avait vidé sur une table le contenu du panier, une grosse motte de terre glaise, plusieurs grandes feuilles de papier et trois ou quatre petits morceaux de plâtre encore humide. Debout, devant cette table, il était presque grotesque, ressemblant fort à ces messieurs qui, sur les places publiques, escamotent des muscades et les sous du public. Sa toilette avait singulièrement souffert. Il était crotté jusqu’à l’échine.

– Je commence, dit-il enfin d’un ton vaniteusement modeste. Le vol n’est pour rien dans le crime qui nous occupe.

– Non, au contraire! murmura Gévrol.

– Je le prouverai, poursuivit le père Tabaret, par l’évidence. Je dirai aussi mon humble avis sur le mobile de l’assassinat, mais plus tard. Donc, l’assassin est arrivé ici avant neuf heures et demie, c’est-à-dire avant la pluie. Pas plus que monsieur Gévrol je n’ai trouvé d’empreintes boueuses, mais sous la table, à l’endroit où se sont posés les pieds de l’assassin, j’ai relevé des traces de poussière. Nous voilà donc fixés quant à l’heure. La veuve Lerouge n’attendait nullement celui qui est venu. Elle avait commencé à se déshabiller et était en train de remonter son coucou lorsque cette personne a frappé.

– Voilà des détails! fit le commissaire.

– Ils sont faciles à constater, reprit l’agent volontaire: examinez ce coucou, au-dessus du secrétaire. Il est de ceux qui marchent quatorze à quinze heures, pas davantage, je m’en suis assuré. Or, il est plus que probable, il est certain que la veuve le remontait le soir avant de se mettre au lit.

» Comment donc se fait-il que ce coucou soit arrêté sur cinq heures? C’est qu’elle y a touché. C’est qu’elle commençait à tirer la chaîne quand on a frappé. À l’appui de ce que j’avance, je montre cette chaise au-dessous du coucou, et sur l’étoffe de cette chaise la marque fort visible d’un pied. Puis, regardez le costume de la victime: le corsage de la robe est retiré. Pour ouvrir plus vite elle ne l’a pas remis, elle a bien vite croisé ce vieux châle sur ses épaules.

– Cristi! s’exclama le brigadier, évidemment empoigné.

– La veuve, continua le bonhomme, connaissait celui qui frappait. Son empressement à ouvrir le fait soupçonner, la suite le prouve. L’assassin a donc été admis sans difficultés. C’est un homme encore jeune, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, élégamment vêtu. Il portait, ce soir-là, un chapeau à haute forme, il avait un parapluie et fumait un trabucos avec un porte-cigare…

– Par exemple! s’écria Gévrol, c’est trop fort!

– Trop fort, peut-être, riposta le père Tabaret, en tout cas c’est la vérité. Si vous n’êtes pas minutieux, vous, je n’y puis rien, mais je le suis, moi. Je cherche et je trouve. Ah! c’est trop fort! dites-vous. Eh bien! daignez jeter un regard sur ces morceaux de plâtre humide. Ils vous représentent les talons des bottes de l’assassin dont j’ai trouvé le moule d’une netteté magnifique près du fossé où on a aperçu la clé. Sur ces feuilles de papier j’ai calqué l’empreinte entière du pied que je ne pouvais relever; car elle se trouve sur du sable.

» Regardez: talon haut, cambrure prononcée, semelle petite et étroite, chaussure d’élégant à pied soigné, bien évidemment. Cherchez-la, cette empreinte, tout le long du chemin, vous la rencontrerez deux fois encore. Puis vous la trouverez répétée cinq fois dans le jardin où personne n’a pénétré. Ce qui prouve, entre parenthèses, que l’assassin a frappé, non à la porte, mais au volet sous lequel passait un filet de lumière. À l’entrée du jardin, mon homme a sauté pour éviter un carré planté, la pointe du pied plus enfoncée l’annonce. Il a franchi sans peine près de deux mètres: donc il est leste, c’est-à-dire jeune.

Le père Tabaret parlait d’une petite voix claire et tranchante, et son œil allait de l’un à l’autre de ses auditeurs, guettant leurs impressions.

– Est-ce le chapeau qui vous étonne, monsieur Gévrol? poursuivait le père Tabaret; considérez le cercle parfait tracé sur le marbre du secrétaire, qui était un peu poussiéreux. Est-ce parce que j’ai fixé la taille que vous êtes surpris? Prenez la peine d’examiner le dessus des armoires, et vous reconnaîtrez que l’assassin y a promené ses mains. Donc, il est bien plus grand que moi. Et ne dites pas qu’il est monté sur une chaise, car, en ce cas, il aurait vu et n’aurait point été obligé de toucher. Seriez-vous stupéfait du parapluie? Cette motte de terre garde une empreinte admirable non seulement du bout, mais encore de la rondelle de bois qui retient l’étoffe. Est-ce le cigare qui vous confond? Voici le bout du trabucos que j’ai recueilli dans les cendres. L’extrémité est-elle mordillée, a-t-elle été mouillée par la salive? Non. Donc celui qui fumait se servait d’un porte-cigare.

Lecoq dissimulait mal une admiration enthousiaste; sans bruit il choquait ses mains l’une contre l’autre. Le commissaire semblait stupéfait, le juge avait l’air ravi. Par contre, la mine de Gévrol s’allongeait sensiblement. Quant au brigadier, il se cristallisait.

– Maintenant, reprit le bonhomme, écoutez-moi bien. Voici donc le jeune homme introduit. Comment a-t-il expliqué sa présence à cette heure, je ne le sais. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dit à la veuve Lerouge qu’il n’avait pas dîné. La brave femme a été ravie, et tout aussitôt s’est occupée de préparer un repas. Ce repas n’était point pour elle.

» Dans l’armoire, j’ai retrouvé les débris de son dîner, elle avait mangé du poisson, l’autopsie le prouvera. Du reste, vous le voyez, il n’y a qu’un verre sur la table et un seul couteau. Mais quel est ce jeune homme? Il est certain que la veuve le considérait comme bien au-dessus d’elle. Dans le placard est une nappe encore propre. S’en est-elle servie? Non. Pour son hôte elle a sorti du linge blanc, et son plus beau. Elle lui destinait ce verre magnifique, un présent sans doute. Enfin il est clair qu’elle ne se servait pas ordinairement de ce couteau à manche d’ivoire.

– Tout cela est précis, murmurait le juge, très précis.

– Voilà donc le jeune homme assis. Il a commencé par boire un verre de vin, tandis que la veuve mettait sa poêle sur le feu. Puis, le cœur lui manquant, il a demandé de l’eau-de-vie et en a bu la valeur de cinq petits verres. Après une lutte intérieure de dix minutes, il a fallu ce temps pour cuire le jambon et les œufs au point où ils le sont, le jeune homme s’est levé, s’est approché de la veuve alors accroupie et penchée en avant, et lui a donné deux coups dans le dos. Elle n’est pas morte instantanément. Elle s’est redressée à demi, se cramponnant aux mains de l’assassin. Lui, alors, s’étant reculé, l’a soulevée brusquement et l’a rejetée dans la position où vous la voyez.