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L’épicière comparut la première. Elle avait entendu la veuve Lerouge parler d’un fils à elle, encore vivant.

– En êtes-vous bien sûre? insista le juge.

– Comme de mon existence, répondit l’épicière, même que, ce soir-là, c’était un soir, elle était, sauf votre respect, un peu ivre. Elle est restée dans ma boutique plus d’une heure.

– Et elle disait?

– Il me semble la voir encore, continua la marchande; elle était accotée sur le comptoir près des balances; elle plaisantait avec un pêcheur de Marly, le père Husson, qui peut vous le répéter, et elle l’appelait marin d’eau douce. «Mon mari à moi, disait-elle, était marin, lui, mais pour de bon, et la preuve, c’est qu’il restait des années en voyage, et toujours il me rapportait des noix de coco. J’ai un garçon qui est marin, comme défunt son père, sur un vaisseau de l’État.»

– Avait-elle prononcé le nom de son fils?

– Pas cette fois-là, mais une autre, qu’elle était, si j’ose dire, très saoule. Elle nous a conté que son garçon s’appelait Jacques et qu’elle ne l’avait pas vu depuis très longtemps.

– Disait-elle du mal de son mari?

– Jamais. Seulement elle disait que le défunt était jaloux et brutal, bon homme au fond, et qu’il lui faisait une vie pitoyable. Il avait la tête faible et se forgeait des idées pour un rien. Enfin il était bête par trop d’honnêteté.

– Son fils était-il venu la voir depuis qu’elle habitait La Jonchère?

– Elle ne m’en a pas parlé.

– Dépensait-elle beaucoup chez vous?

– C’est selon. Elle nous prenait pour une soixantaine de francs par mois, quelquefois plus, parce qu’elle voulait du cognac vieux. Elle payait comptant.

L’épicière, ne sachant plus rien, fut congédiée. L’enfant qui lui succéda appartenait à des gens aisés de la commune. Il était grand et fort pour son âge. Il avait l’œil intelligent, la physionomie éveillée et narquoise. Le juge ne sembla nullement l’intimider.

– Voyons, mon garçon, lui demanda le juge, que sais-tu?

– Monsieur, l’autre avant-hier, le jour du dimanche gras, j’ai vu un homme sur la porte du jardin de madame Lerouge.

– À quel moment de la journée?

– De grand matin, j’allais à l’église pour servir la seconde messe.

– Bien! fit le juge, et cet homme était un grand brun, vêtu d’une blouse…

– Non, monsieur, au contraire, celui-là était petit, court, très gros et pas mal vieux.

– Tu ne te trompes pas?

– Plus souvent! répondit le gamin. Je l’ai envisagé de près, puisque je lui ai parlé.

– Alors, voyons, raconte-moi cela.

– Donc, monsieur, je passais, quand je vois ce gros-là sur la porte. Il avait l’air vexé, oh! mais vexé comme il n’est pas possible. Sa figure était rouge, c’est-à-dire violette jusqu’au milieu de la tête, ce qui se voyait très bien, car il était tête nue et n’avait plus guère de cheveux.

– Et il t’a parlé le premier?

– Oui, monsieur. En m’apercevant, il m’a appelé: «Eh! petit!» Je me suis approché. «Voyons, me dit-il, tu as de bonnes jambes?» Moi je réponds: «Oui.» Alors il me prend l’oreille, mais sans me faire de mal, en me disant: «Puisque c’est comme ça, tu vas me faire une commission et je te donnerai dix sous. Tu vas courir jusqu’à la Seine. Avant d’arriver au quai, tu verras un grand bateau amarré; tu y entreras et tu demanderas le patron Gervais. Sois tranquille, il y sera; tu lui diras qu’il peut parer à filer, que je suis prêt.» Là-dessus, il m’a mis dix sous dans la main, et je suis parti.

– Si tous les témoins étaient comme ce petit garçon, murmura le commissaire, ce serait un plaisir.

– Maintenant, demanda le juge, dis-nous comment tu as fait ta commission?

– Je suis allé au bateau, monsieur, j’ai trouvé l’homme, je lui ai dit la chose, et c’est tout.

Gévrol, qui écoutait avec la plus vive attention, se pencha vers l’oreille de M. Daburon.

– Monsieur le juge, fit-il à voix basse, serait-il assez bon pour me permettre de poser quelques questions à ce mioche?

– Certainement, monsieur Gévrol.

– Voyons, mon petit ami, interrogea l’agent, si tu voyais cet homme dont tu nous parles, le reconnaîtrais-tu?

– Oh! pour ça, oui.

– Il avait donc quelque chose de particulier?

– Dame!… sa figure de brique.

– Et c’est tout?

– Mais oui! monsieur.

– Cependant, tu sais comme il était vêtu; avait-il une blouse?

– Non. C’était une veste. Sous les bras, elle avait de grandes poches, et de l’une d’elles sortait à moitié un mouchoir à carreaux bleus.

– Comment était son pantalon?

– Je ne me le rappelle pas.

– Et son gilet?

– Attendez donc! répondit l’enfant. Avait-il un gilet?… Il me semble que non. Si, pourtant… Mais non, je me souviens, il n’en portait pas, il avait une longue cravate attachée près du cou avec un gros anneau.

– Ah! fit Gévrol d’un air satisfait, tu n’es pas un sot, mon garçon, et je parie qu’en cherchant bien tu vas trouver d’autres renseignements encore à nous donner.

L’enfant baissa la tête et garda le silence. Aux plis de son jeune front, on devinait qu’il faisait un violent effort de mémoire.

– Oui! s’écria-t-il, j’ai encore remarqué une chose.

– Quoi?

– L’homme avait des boucles d’oreilles très grandes.

– Bravo! fit Gévrol, voilà un signalement complet. Je le retrouverai, celui-là; monsieur le juge peut préparer son mandat de comparution.

– Je crois, en effet, le témoignage de cet enfant de la plus haute importance, répondit M. Daburon. Et se retournant vers l’enfant:

– Saurais-tu, mon petit ami, demanda-t-il, nous dire de quoi était chargé le bateau?

– C’est que je n’en sais rien, monsieur, il était ponté.

– Montait-il ou descendait-il la Seine?

– Mais, monsieur, il était arrêté.

– Nous le pensons bien, dit Gévrol; monsieur le juge te demande de quel côté était tourné l’avant du bateau. Était-ce vers Paris ou vers Marly?

– Les deux bouts du bateau m’ont semblé pareils.