Là seulement la jeune femme put voir le visage de son amant. Il était si changé, sa physionomie était à ce point bouleversée qu’elle ne put retenir un cri:
– Qu’y a-t-il?
Noël ne répondit pas; il s’avança vers elle et lui prit la main.
– Juliette, demanda-t-il d’une voix rauque en la fixant avec des yeux enflammés, Juliette, sois sincère, m’aimes-tu?
Elle devinait, elle sentait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, elle respirait une atmosphère de malheur; cependant elle voulut minauder encore.
– Méchant, répondit-elle en allongeant ses lèvres provocantes, vous mériteriez bien…
– Oh! assez! interrompit Noël en frappant du pied avec une violence inouïe. Réponds, poursuivit-il en serrant à les briser les jolies mains de sa maîtresse, un oui ou un non, m’aimes-tu?
Cent fois elle avait joué avec la colère de son amant, se plaisant à l’exciter jusqu’à la fureur pour savourer le plaisir de l’apaiser d’un mot, mais jamais elle ne l’avait vu ainsi.
Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n’osait se plaindre de cette brutalité, la première.
– Oui, je t’aime! balbutia-t-elle; ne le sais-tu pas? pourquoi le demander?
– Pourquoi? répondit l’avocat qui abandonna les mains de sa maîtresse, pourquoi? C’est que si tu m’aimes, il s’agit de me le prouver. Si tu m’aimes, il faut me suivre à l’instant, tout quitter, venir, fuir avec moi, le temps presse…
La jeune femme avait décidément peur.
– Qu’y a-t-il donc, mon Dieu?
– Rien! Je t’ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour où je n’ai plus eu d’argent pour toi, pour ton luxe, pour tes caprices, j’ai perdu la tête. Pour me procurer de l’argent, j’ai… j’ai commis un crime, entends-tu? On me poursuit, je fuis, veux-tu me suivre?
La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait.
– Un crime, toi! commença-t-elle.
– Oui, moi! Veux-tu savoir ce que j’ai fait? J’ai tué, j’ai assassiné! C’était pour toi.
Certes l’avocat était convaincu que Juliette à ces mots allait reculer d’horreur. Il s’attendait à cette épouvante qu’inspire le meurtrier, il y était résigné à l’avance. Il pensait qu’elle le fuirait d’abord. Peut-être essayerait-elle une scène… Elle aurait, qui sait? une attaque de nerfs, elle crierait, elle appellerait au secours, à la garde, à l’aide… Il se trompait.
D’un bond, Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant son cou de ses deux mains, l’embrassant à l’étouffer comme jamais elle ne l’avait embrassé.
– Oui! je t’aime, disait-elle, oui! Tu as fait un mauvais coup pour moi, toi! c’est que tu m’aimais. Tu as du cœur; je ne te connaissais pas.
Il en coûtait cher pour inspirer une passion à Mme Juliette, mais Noël ne réfléchit pas à cela.
Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rien n’était désespéré.
Pourtant il eut la force de dénouer les bras de sa maîtresse.
– Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d’où vient le danger. Qu’on ait pu découvrir la vérité, c’est encore un mystère pour moi…
Juliette se rappela l’inquiétante visite de l’après-midi; elle comprit tout.
– Malheureuse! s’écria-t-elle, se tordant les mains de désespoir, c’est moi qui t’ai livré! C’était mardi, n’est-ce pas?
– Oui, c’était mardi.
– Ah! j’ai tout dit, sans m’en douter, à ton ami, à ce vieux que je croyais envoyé par toi, monsieur Tabaret.
– Tabaret est venu ici?
– Oui, tantôt.
– Oh! viens alors! s’écria Noël; vite, bien vite, c’est un miracle qu’il ne soit pas encore arrivé!
Il lui prit le bras pour l’entraîner; elle se dégagea lestement.
– Laisse, dit-elle, j’ai une somme en or, des bijoux, je veux les prendre…
– C’est inutile, laisse tout, j’ai une fortune, Juliette, fuyons…
Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetait dans un petit sac de voyage tout ce qu’elle possédait, tout ce qui avait de la valeur.
– Ah! tu me perds, répétait Noël, tu me perds!
Il disait cela, mais son cœur était inondé de joie.
Quel dévouement sublime! Elle m’aimait vraiment, se disait-il; pour moi elle renonce sans hésiter à sa vie heureuse, elle me sacrifie tout!… Juliette avait fini ses préparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau; un coup de sonnette retentit.
– Eux! s’écria Noël, devenant, s’il est possible, plus livide.
La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deux statues, la sueur au front, les yeux dilatés, l’oreille tendue.
Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième. Charlotte parut, s’avançant sur la pointe des pieds.
– Ils sont plusieurs, dit-elle à mi-voix, j’ai entendu qu’on se consultait.
Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu’au salon; on distingua le mot «loi».
– Plus d’espoir! murmura Noël.
– Qui sait! s’écria Juliette, l’escalier de service?
– Sois tranquille, on ne l’a pas oublié.
En effet, Juliette revint l’air morne, consternée.
Elle avait surpris sur le palier des piétinements de pas lourds qu’on cherchait à étouffer.
– Il doit y avoir un moyen! fit-elle avec fureur.
– Oui, reprit Noël, c’est une seconde de courage. J’ai donné ma parole. On crochète la serrure… fermez toutes les portes et laissez enfoncer, cela me fera gagner du temps.
Juliette et Charlotte s’élancèrent. Alors, Noël, s’adossant à la cheminée du salon, sortit son revolver et l’appuya sur sa poitrine.
Mais Juliette, qui rentrait déjà, aperçut le mouvement; elle se jeta sur son amant à corps perdu, si vivement qu’elle fit dévier l’arme. Le coup partit et la balle traversa le ventre de Noël. Il poussa un effroyable cri.
Juliette faisait de sa mort un supplice affreux; elle prolongeait son agonie.
Il chancela, mais il resta debout, toujours appuyé à la tablette, perdant du sang en abondance.
Juliette s’était cramponnée à lui et s’efforçait de lui arracher le revolver.
– Tu ne te tueras pas, disait-elle, je ne veux pas, tu es à moi, je t’aime! Laisse-les venir. Qu’est-ce que cela te fait? S’ils te mettent en prison, tu te sauveras. Je t’aiderai, nous donnerons de l’argent aux gardiens. Va, nous vivrons tous deux bien heureux, n’importe où, bien loin, en Amérique, personne ne nous connaîtra…