L’expérience fut tentée il n’y a pas bien des mois à Poissy. On drapa dans des couvertures trois détenus, afin de déguiser leur taille; on leur mit sur la face un voile épais où des trous étaient ménagés pour les yeux, et en cet état on les présenta à Gévrol.
Sans la moindre hésitation il reconnut trois de ses pratiques et les nomma.
Le hasard seul l’avait-il servi?
L’aide de camp de Gévrol était, ce jour-là, un ancien repris de justice réconcilié avec les lois, un gaillard habile dans son métier, fin comme l’ambre, et jaloux de son chef qu’il jugeait médiocrement fort. On le nommait Lecoq.
Le commissaire de police, que sa responsabilité commençait à gêner, accueillit le juge d’instruction et les deux agents comme des libérateurs. Il exposa rapidement les faits et lut son procès-verbal.
– Vous avez fort bien procédé, monsieur, lui dit le juge, tout ceci est très net; seulement, il est un fait que vous oubliez.
– Lequel, monsieur? demanda le commissaire.
– Quel jour a-t-on vu pour la dernière fois la veuve Lerouge, et à quelle heure?
– J’allais y arriver, monsieur. On l’a rencontrée le soir du Mardi gras, à cinq heures vingt minutes. Elle revenait de Bougival avec un panier de provisions.
– Monsieur le commissaire est sûr de l’heure? interrogea Gévrol.
– Parfaitement, et voici pourquoi: les deux témoins dont la déposition me fixe, la femme Tellier et un tonnelier, qui demeurent ici près, descendaient de l’omnibus américain qui part de Marly toutes les heures, lorsqu’ils ont aperçu la veuve Lerouge dans le chemin de traverse. Ils ont pressé le pas pour la rejoindre, ont causé avec elle et ne l’ont quittée qu’à sa porte.
– Et qu’avait-elle dans son panier? demanda le juge d’instruction.
– Les témoins l’ignorent. Ils savent seulement qu’elle rapportait deux bouteilles de vin cacheté et un litre d’eau-de-vie. Elle se plaignait du mal de tête et leur dit que, bien qu’il fût d’usage de s’amuser le jour du Mardi gras, elle allait se coucher.
– Eh bien! s’exclama le chef de la sûreté, je sais où il faut chercher.
– Vous croyez? fit M. Daburon.
– Parbleu! c’est assez clair. Il s’agit de trouver le grand brun, le gaillard à la blouse. L’eau-de-vie et le vin lui étaient destinés. La veuve l’attendait pour souper. Il est venu, l’aimable galant.
– Oh! insinua le brigadier évidemment révolté, elle était bien laide et terriblement vieille.
Gévrol regarda d’un air goguenard l’honnête gendarme.
– Sachez, brigadier, dit-il, qu’une femme qui a de l’argent est toujours jeune et jolie, si cela lui convient.
– Peut-être y a-t-il là quelque chose, reprit le juge d’instruction; pourtant ce n’est pas là ce qui me frappe. Ce seraient plutôt ces mots de la veuve Lerouge: «Si je voulais davantage, je l’aurais.»
– C’est aussi ce qui éveilla mon attention, appuya le commissaire.
Mais Gévrol ne se donnait plus la peine d’écouter. Il tenait sa piste, il inspectait minutieusement les coins et les recoins de la pièce. Tout à coup il revint vers le commissaire.
– J’y pense! s’écria-t-il, n’est-ce pas le mardi que le temps a changé?… Il gelait depuis une quinzaine et nous avons eu de l’eau. À quelle heure la pluie a-t-elle commencé?
– À neuf heures et demie, répondit le brigadier. Je sortais de souper et j’allais faire ma tournée dans les bals, quand j’ai été pris par une averse vis-à-vis de la rue des Pêcheurs. En moins de dix minutes il y avait un demi-pouce d’eau sur la chaussée.
– Très bien! dit Gévrol. Donc, si l’homme est venu après neuf heures et demie, il devait avoir ses souliers pleins de boue… sinon, c’est qu’il est arrivé avant. On aurait dû voir cela ici, puisque le carreau est frotté. Y avait-il des empreintes de pas, monsieur le commissaire?
– Je dois avouer que nous ne nous en sommes pas occupés.
– Ah! fit le chef de la sûreté d’un ton dépité, c’est bien fâcheux.
– Attendez, reprit le commissaire, il est encore temps d’y voir, non dans cette pièce mais dans l’autre. Nous n’y avons rien dérangé absolument. Mes pas et ceux du brigadier seraient aisés à distinguer. Voyons…
Comme le commissaire ouvrait la porte de la seconde chambre, Gévrol l’arrêta.
– Je demanderai à monsieur le juge, dit-il, de me permettre de tout bien examiner avant que personne entre, c’est important pour moi.
– Certainement, approuva M. Daburon.
Gévrol passa le premier, et tous, derrière lui, s’arrêtèrent sur le seuil. Ainsi ils embrassaient d’un coup d’œil le théâtre du crime.
Tout, ainsi que l’avait constaté le commissaire, semblait avoir été mis sens dessus dessous par quelque furieux.
Au milieu de la chambre était une table dressée. Une nappe fine, blanche comme la neige, la recouvrait. Dessus se trouvaient un magnifique verre de cristal taillé, un très beau couteau et une assiette de porcelaine. Il y avait encore une bouteille de vin à peine entamée et une bouteille d’eau-de-vie dont on avait bu la valeur de cinq à six petits verres.
À droite, le long du mur, étaient appuyées deux belles armoires de noyer à serrures ouvragées, une de chaque côté de la fenêtre. L’une et l’autre étaient vides, et de tous côtés, sur le carreau, le contenu était éparpillé. C’étaient des hardes, du linge, des effets dépliés, secoués, froissés.
Au fond, près de la cheminée, un grand placard renfermant de la vaisselle était resté ouvert. De l’autre côté de la cheminée, un vieux secrétaire à dessus de marbre avait été défoncé, brisé, mis en morceaux et fouillé sans doute jusque dans ses moindres rainures. La tablette arrachée pendait, retenue par une seule charnière; les tiroirs avaient été retirés et jetés à terre.
Enfin, à gauche, le lit avait été complètement défait et bouleversé. La paille même de la paillasse avait été retirée.
– Pas la plus légère empreinte, murmura Gévrol contrarié; il est arrivé avant neuf heures et demie. Nous pouvons entrer sans inconvénient maintenant.
Il entra et marcha droit au cadavre de la veuve Lerouge, près duquel il s’agenouilla.
– Il n’y a pas à dire, grogna-t-il, c’est proprement fait. L’assassin n’est pas un apprenti.
Puis, regardant de droite et de gauche:
– Oh! oh! continua-t-il, la pauvre diablesse était en train de faire la cuisine quand on l’a frappée. Voilà sa poêle par terre, du jambon et des œufs. Le brutal n’a pas eu la patience d’attendre le dîner. Monsieur était pressé, il a fait le coup le ventre vide. De la sorte il ne pourra pas invoquer pour sa défense la gaieté du dessert.