– Il me semble pourtant, interrompit M. Daburon en souriant, que notre assassin à nous n’était pas si maladroit.
– Celui-là, monsieur, est une exception: aussi serais-je ravi de le découvrir. Je ferai tout pour cela; je me compromettrais, s’il le fallait. Car je dois confesser à monsieur le juge, ajouta-t-il avec une nuance d’embarras, que je ne me vante pas à mes amis de mes exploits. Je les cache même aussi soigneusement que possible. Peut-être me serreraient-ils la main avec moins d’amitié, s’ils savaient que Tirauclair et Tabaret ne font qu’un.
Insensiblement le crime revenait sur le tapis. Il fut convenu que, dès le lendemain, le père Tabaret s’installerait à Bougival. Il se faisait fort de questionner tout le pays en huit jours. De son côté, le juge le tiendrait au courant des moindres renseignements qu’il recueillerait et le rappellerait dès qu’on se serait procuré le dossier de la femme Lerouge, si toutefois on parvenait à mettre la main dessus.
– Pour vous, monsieur Tabaret, dit le juge en finissant, je serai toujours visible. Si vous avez à me parler, n’hésitez pas à venir de nuit aussi bien que le jour. Je sors rarement. Vous me trouverez infailliblement, soit chez moi, rue Jacob, soit au Palais, à mon cabinet. Des ordres seront donnés pour que vous soyez introduit dès que vous vous présenterez.
On entrait en gare en ce moment. M. Daburon ayant fait avancer une voiture offrit une place au père Tabaret. Le bonhomme refusa.
– Ce n’est pas la peine, répondit-il; je demeure, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, rue Saint-Lazare, à deux pas.
– À demain donc! dit M. Daburon.
– À demain! reprit le père Tabaret; et il ajouta: Nous trouverons.
III
La maison du père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatre minutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble, soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus, bien que les loyers n’y soient pas trop exagérés.
Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur la rue, un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé et dont le principal ornement est sa collection de livres. Il vit là simplement, par goût autant que par habitude, servi par une vieille domestique à laquelle, dans les grandes occasions, le portier donne un coup de main.
Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupations policières de monsieur le propriétaire. Il faut au plus infime agent une intelligence dont on le supposait, sur la mine, absolument dépourvu. On prenait pour un commencement d’idiotisme ses continuelles distractions.
Mais tout le monde avait remarqué la singularité de ses habitudes. Ses constantes expéditions au-dehors donnaient à ses allures des apparences mystérieuses et excentriques. Jamais on ne vit jeune débauché plus désordonné, plus irrégulier que ce vieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour ses repas, mangeait n’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait à toute heure de jour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des semaines entières. Puis il recevait d’étranges visites: on voyait sonner à sa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaise mine.
Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyait voir en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir le guilledou. On disait: «N’est-ce pas une honte, un homme de cet âge!» Il savait ces cancans et en riait. Cela n’empêchait pas plusieurs locataires de rechercher sa société et de lui faire la cour. On l’invitait à dîner; il refusait presque toujours.
Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dans la plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souvent que chez lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinze ans, occupait un appartement au troisième étage: Mme Gerdy. Elle demeurait avec son fils Noël qu’elle adorait.
Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparence que son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble et intelligente, de grands yeux noirs et des cheveux noirs qui bouclaient naturellement. Avocat, il passait pour avoir un grand talent, et s’était déjà acquis une certaine notoriété. C’était un travailleur obstiné, froid et méditatif, passionné cependant pour sa profession, affichant avec un peu d’ostentation peut-être une grande rigidité de principes et des mœurs austères.
Chez Mme Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il la regardait comme une parente et considérait Noël comme son fils. Souvent il avait eu la pensée de demander la main de cette veuve, charmante malgré ses cinquante ans; il avait toujours été retenu moins par la peur d’un refus cependant probable, que par la crainte des conséquences. Faisant sa demande et repoussé, il voyait rompues des relations délicieuses pour lui. En attendant, il avait, par un bel et bon testament, déposé chez son notaire, institué pour son légataire universel le jeune avocat, à la seule condition de fonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent de police ayant «tiré au clair» l’affaire la plus embrouillée.
Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’un gros quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avait repris le cours de ses méditations, de sorte qu’il allait dans la rue poussé de droite et de gauche par les passants affairés, avançant d’un pas, reculant de deux.
Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuve Lerouge rapportées par la laitière: «Si je voulais davantage, je l’aurais.»
– Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelque secret important que des gens riches et haut placés avaient le plus puissant intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune. Elle les faisait chanter; elle aura abusé; ils l’ont supprimée. Mais de quelle nature était ce secret, et comment le possédait-elle? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir dans quelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelque chose. Quoi? Évidemment il y a une femme là-dessous. Aurait-elle servi les amours de sa maîtresse? Pourquoi non? En ce cas, l’affaire se complique. Ce n’est plus seulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut encore découvrir l’amant; car c’est l’amant qui a fait le coup. Ce doit être, si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeois aurait payé des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappé lui-même, évitant ainsi les indiscrétions ou la bêtise d’un complice. Et c’est un fier mâtin, plein d’audace et de sang-froid, car le crime a été admirablement accompli.
» Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à le compromettre sérieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’y voyait que du feu. Par bonheur j’étais là!… Mais non! continua le bonhomme, ce ne peut être encore cela. Il faut qu’il y ait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère! le temps l’efface…
Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier, assis près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du bec de gaz.
– Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre…
– Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pas voulu de lui ce soir; il a l’air encore plus chose qu’à l’ordinaire.