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Au-dessous de lui, une terre généralement effritée; à peine quelques ravins cultivés; le terrain, parsemé de cônes d’une altitude moyenne, se faisait plat aux approches du lac; les champs d’orge remplaçaient les rizières; là croissaient ce plantain d’où se tire le vin du pays, et le «mwani», plante sauvage qui sert de café. La réunion d’une cinquantaine de huttes circulaires, recouvertes d’un chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah.

On apercevait facilement les figures ébahies d’une race assez belle, au teint jaune brun. Des femmes d’une corpulence invraisemblable se traînaient dans les plantations, et le docteur étonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, très apprécié, s’obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

À midi, le Victoria se trouvait par 1° 45’de latitude australe; à une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyanza [40] Victoria par le capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur; à son extrémité méridionale, le capitaine trouva un groupe d’îles, qu’il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu’à Muanza, sur la côte de l’est, où il fut bien reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac, mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour visiter la grande île d’Ukéréoué; cette île, très populeuse, est gouvernée par trois sultans, et ne forme qu’une presqu’île à marée basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du docteur, qui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les bords, hérissés de buissons épineux et de broussailles enchevêtrées, disparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d’un brun clair; ce pays devait être inhabitable et inhabité; on voyait des troupes d’hippopotames se vautrer dans des forêts de roseaux, ou s’enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut, offrait vers l’ouest un horizon si large qu’on eut dit une mer; la distance est assez grande entre les deux rives pour que des communications ne puissent s’établir; d’ailleurs les tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les vents font rage dans ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger; il craignait d’être entraîné vers l’est; mais heureusement un courant le porta directement au nord, et, à six heures du soir, le Victoria s’établit dans une petite île déserte, par 0° 30’de latitude, et 32° 2’de longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s’accrocher à un arbre, et, le vent s’étant calmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre. On ne pouvait songer à prendre terre; ici, comme sur les bords du Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d’un nuage épais. Joe, même, revint de l’arbre couvert de piqûres; mais il ne se fâcha pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste, fila le plus de corde qu’il put, afin d’échapper à ces impitoyables insectes qui s’élevaient avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer, telle que l’avait déterminée le capitaine Speke, soit trois mille sept cent cinquante pieds.

«Nous voici donc dans une île! dit Joe, qui se grattait à se rompre les poignets.

– Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf ces aimables insectes, on n’y aperçoit pas un être vivant.

– Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson, ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées; mais nous sommes heureux d’y avoir rencontré un abri, car les rives du lac sont habitées par des tribus féroces. Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille.

– Est-ce que tu n’en feras pas autant, Samuel?

– Non; je ne pourrais fermer l’œil. Mes pensées chasseraient tout sommeil. Demain, mes amis, si le vent est favorable, nous marcherons droit au nord, et nous découvrirons peut-être les sources du Nil, ce secret demeuré impénétrable. Si près des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir.»

Kennedy et Joe, que les préoccupations scientifiques ne troublaient pas à ce point, ne tardèrent pas à s’endormir profondément sous la garde du docteur.

Le mercredi 23 avril, le Victoria appareillait à quatre heures du matin par un ciel grisâtre; la nuit quittait difficilement les eaux du lac, qu’un épais brouillard enveloppait, mais bientôt un vent violent dissipa toute cette brume. Le Victoria fut balancé pendant quelques minutes en sens divers et enfin remonta directement vers le nord.

Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie.

«Nous sommes en bon chemin! s’écria-t-il. Aujourd’hui ou jamais nous verrons le Nil! Mes amis, voici que nous franchissons l’équateur! nous entrons dans notre hémisphère!

– Oh! fit Joe; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par ici?

– Ici même, mon brave garçon!

– Eh bien! sauf votre respect, il me paraît convenable de l’arroser sans perdre de temps.

– Va pour un verre de grog! répondit le docteur en riant; tu as une manière d’entendre la cosmographie qui n’est point sotte.»

Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du Victoria.

Celui-ci filait rapidement. On apercevait dans l’ouest la côte basse et peu accidentée; au fond, les plateaux plus élevés de l’Uganda et de l’Usoga. La vitesse du vent devenait excessive: près de trente milles à l’heure.

Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les vagues d’une mer. À certaines lames de fond qui se balançaient longtemps après les accalmies, le docteur reconnut que le lac devait avoir une grande profondeur. À peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée.

«Le lac, dit le docteur, est évidemment, par sa position élevée, le réservoir naturel des fleuves de la partie orientale d’Afrique; le ciel lui rend en pluie ce qu’il enlève en vapeurs à ses effluents. Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source.

– Nous verrons bien», répliqua Kennedy.

Vers neuf heures, la côte de l’ouest se rapprocha; elle paraissait déserte et boisée. Le vent s’éleva un peu vers l’est, et l’on put entrevoir l’autre rive du lac. Elle se courbait de manière à se terminer par un angle très ouvert, vers 2° 40’de latitude septentrionale. De hautes montagnes dressaient leurs pics arides à cette extrémité du Nyanza; mais entre elles une gorge profonde et sinueuse livrait passage à une rivière bouillonnante.

Tout en manœuvrant son aérostat, le docteur Fergusson examinait le pays d’un regard avide.

«Voyez! s’écria-t-il, voyez, mes amis! les récits des Arabes étaient exacts! Ils parlaient d’un fleuve par lequel le lac Ukéréoué se déchargeait vers le nord, et ce fleuve existe, et nous le descendons, et il coule avec une rapidité comparable à notre propre vitesse! Et cette goutte d’eau qui s’enfuit sous nos pieds va certainement se confondre avec les flots de la Méditerranée! C’est le Nil!

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[40] Nyanza signifie lac.