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Le père Bernier continuait:

«Vous êtes arrivé comme une trombe, monsieur Rouletabille. Et elle vous a entraîné dans le salon du vieux Bob. Vous n’avez rien vu. Moi, j’étais retenu auprès de M. Darzac. L’homme, sur le plancher, avait fini de râler. M. Darzac, toujours penché sur lui, m’avait dit: «Un sac, Bernier, un sac et une pierre, et on le fiche à la mer, et on n’en entend plus parler!»

– Alors, continua Bernier, j’ai pensé à mon sac de pommes de terre; ma femme avait remis les pommes de terre dans le sac; je l’ai vidé à mon tour et je l’ai apporté. Ah! nous faisions le moins de bruit possible. Pendant ce temps-là, madame vous racontait des histoires sans doute, dans le salon du vieux Bob et nous entendions M. Sainclair qui interrogeait ma femme dans la loge. Nous, en douceur, nous avons glissé le cadavre, que M. Darzac avait proprement ficelé, dans le sac. Mais j’avais dit à M. Darzac: «Un conseil, ne le jetez pas à l’eau. Elle n’est pas assez profonde pour le cacher. Il y a des jours où la mer est si claire qu’on en voit le fond. – Qu’est-ce que je vais en faire?» a demandé M. Darzac à voix basse. Je lui ai répondu: «Ma foi, je n’en sais rien, monsieur. Tout ce que je pouvais faire pour vous, et pour madame, et pour l’humanité, contre un bandit comme Frédéric Larsan, je l’ai fait. Mais ne m’en demandez pas davantage et que Dieu vous protège!» Et je suis sorti de la chambre, et je vous ai retrouvé dans la loge, monsieur Sainclair. Et puis, vous avez rejoint M. Rouletabille, sur la prière de M. Darzac qui était sorti de sa chambre. Quant à ma femme, elle s’est presque évanouie quand elle a vu tout à coup que M. Darzac était plein de sang… et moi aussi!… Tenez, messieurs, mes mains sont rouges! Ah! pourvu que tout ça ne nous porte pas malheur! Enfin, nous avons fait notre devoir! Et c’était un fier bandit!… Mais, voulez-vous que je vous dise?… Eh bien, on ne pourra jamais cacher une histoire pareille… et on ferait mieux de la raconter tout de suite à la justice… J’ai promis de me taire et je me tairai, tant que je pourrai, mais je suis bien content tout de même de me décharger d’un pareil poids devant vous, qui êtes des amis à madame et à monsieur… Et qui pouvez peut-être leur faire entendre raison… Pourquoi qu’ils se cachent? C’est-y pas un honneur de tuer un Larsan! Pardon d’avoir encore prononcé ce nom-là… je sais bien, il n’est pas propre… C’est-y pas un honneur d’en avoir délivré la terre en s’en délivrant soi-même? Ah! tenez!… une fortune!… Mme Darzac m’a promis une fortune si je me taisais! Qu’est-ce que j’en ferais?… C’est-y pas la meilleure fortune de la servir, cette pauv’dame-là qu’a eu tant de malheurs!… Tenez!… Rien du tout!… rien du tout!… Mais qu’elle parle!… Qu’est-ce qu’elle craint? Je le lui ai demandé quand vous êtes allés soi-disant vous coucher, et que nous nous sommes retrouvés tout seuls dans la Tour Carrée avec notre cadavre. Je lui ai dit: «Criez donc que vous l’avez tué! Tout le monde fera bravo!…» Elle m’a répondu: «Il y a eu déjà trop de scandale, Bernier; tant que cela dépendra de moi, et si c’est possible, on cachera cette nouvelle affaire! Mon père en mourrait!» Je ne lui ai rien répondu, mais j’en avais bien envie. J’avais sur la langue de lui dire: «Si on apprend l’affaire plus tard, on croira à des tas de choses injustes, et monsieur votre père en mourra bien davantage!» Mais c’était son idée! Elle veut qu’on se taise! Eh bien, on se taira!… Suffit!»

Bernier se dirigea vers la porte et nous montrant ses mains:

«Il faut que j’aille me débarbouiller de tout le sang de ce cochon-là!»

Rouletabille l’arrêta:

«Et qu’est-ce que disait M. Darzac pendant ce temps-là? Quel était son avis?

– Il répétait: «Tout ce que fera Mme Darzac sera bien fait. Il faut lui obéir, Bernier.» Son veston était arraché et il avait une légère blessure à la gorge, mais il ne s’en occupait pas, et, au fond, il n’y avait qu’une chose qui l’intéressait, c’était la façon dont le misérable avait pu s’introduire chez lui! ça, je vous le répète, il n’en revenait pas et j’ai dû lui donner encore des explications. Ses premières paroles, à ce sujet, avaient été pour dire:

«Mais enfin, quand je suis entré, tantôt, dans ma chambre, il n’y avait personne, et j’ai aussitôt fermé ma porte au verrou.»

– Où cela se passait-il?

– Dans ma loge, devant ma femme, qui en était comme abrutie, la pauvre chère femme.

– Et le cadavre? Où était-il?

– Il était resté dans la chambre de M. Darzac.

– Et qu’est-ce qu’ils avaient décidé pour s’en débarrasser?

– Je n’en sais trop rien, mais, pour sûr, leur résolution était prise, car Mme Darzac me dit: «Bernier, je vous demanderai un dernier service; vous allez aller chercher la charrette anglaise à l’écurie, et vous y attellerez Toby. Ne réveillez pas Walter, si c’est possible. Si vous le réveillez, et s’il vous demande des explications, vous lui direz ainsi qu’à Mattoni qui est de garde sous la poterne: «C’est pour M. Darzac, qui doit se trouver ce matin à quatre heures à Castelar pour la tournée des Alpes.» Mme Darzac m’a dit aussi: «Si vous rencontrez M. Sainclair, ne lui dites rien, mais amenez-le-moi, et si vous rencontrez M. Rouletabille, ne dites rien, et ne faites rien!» Ah! monsieur! madame n’a voulu que je sorte que lorsque la fenêtre de votre chambre a été fermée et que votre lumière a été éteinte. Et, cependant, nous n’étions point rassurés avec le cadavre que nous croyions mort et qui se reprit, une fois encore, à soupirer, et quel soupir! Le reste, monsieur, vous l’avez vu, et vous en savez maintenant autant que moi! Que Dieu nous garde!»

Quand Bernier eut ainsi raconté l’impossible drame, Rouletabille le remercia, avec sincérité, de son grand dévouement à ses maîtres, lui recommanda la plus grande discrétion, le pria de l’excuser de sa brutalité, et lui ordonna de ne rien dire de l’interrogatoire qu’il venait de subir à Mme Darzac. Bernier, avant de s’en aller, voulut lui serrer la main, mais Rouletabille retira la sienne.

«Non! Bernier, vous êtes encore tout plein de sang…» Bernier nous quitta pour aller rejoindre la Dame en noir. «Eh bien! fis-je, quand nous fûmes seuls. Larsan est mort?…

– Oui, me répliqua-t-il, je le crains.

– Vous le craignez? Pourquoi le craignez-vous?…

– Parce que, fit-il d’une voix blanche que je ne lui connaissais pas encore, parce que la mort de Larsan, lequel sort mort sans être entré ni mort ni vivant, m’épouvante plus que sa vie!»