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Je répétai la phrase, mais le reporter ne m’écoutait point, et je fus surpris de le trouver occupé à une besogne dont il me fut impossible de deviner l’intérêt. Comment, dans un moment aussi tragique, alors que nous n’attendions plus que le retour de M. Darzac pour fermer le cercle dans lequel était mort le corps de trop, alors que dans la vieille tour à côté, dans le Vieux Château du coin, la Dame en noir devait être occupée à effacer de ses mains, telle lady Macbeth, la trace du crime impossible, comment Rouletabille pouvait-il s’amuser à faire des dessins avec une règle, une équerre, un tire-ligne et un compas? Oui, il s’était assis dans le fauteuil du géologue et avait attiré à lui la planche à dessiner de Robert Darzac, et, lui aussi, il faisait un plan, tranquillement, effroyablement tranquillement, comme un pacifique et gentil commis d’architecte.

Il avait piqué le papier de l’une des pointes de son compas, et l’autre traçait le cercle qui pouvait représenter l’espace occupé par la Tour du Téméraire, comme nous pouvions le voir sur le dessin de M. Darzac.

Le jeune homme s’appliqua à quelques traits encore; et puis, trempant un pinceau dans un godet à moitié plein de la peinture rouge qui avait servi à M. Darzac, il étala soigneusement cette peinture dans tout l’espace du cercle. Ce faisant, il se montrait méticuleux au possible, prêtant grande attention à ce que la peinture fût de mince valeur partout, et telle qu’on eût pu en féliciter un bon élève. Il penchait la tête de droite et de gauche pour juger de l’effet, et tirait un peu la langue comme un écolier appliqué. Et puis, il resta immobile. Je lui parlai encore, mais il se taisait toujours. Ses yeux étaient fixes, attachés au dessin. Ils n’en bougeaient pas. Tout à coup, sa bouche se crispa et laissa échapper une exclamation d’horreur indicible; je ne reconnus plus sa figure de fou. Et il se retourna si brusquement vers moi qu’il renversa le vaste fauteuil.

«Sainclair! Sainclair! Regarde la peinture rouge!… regarde la peinture rouge!»

Je me penchai sur le dessin, haletant, effrayé de cette exaltation sauvage. Mais quoi, je ne voyais qu’un petit lavis bien propret…

«La peinture rouge! La peinture rouge!…» continuait-il à gémir, les yeux agrandis comme s’il assistait à quelque affreux spectacle.

Je ne pus m’empêcher de lui demander:

«Mais, qu’est-ce qu’elle a?…

– Quoi?… qu’est-ce qu’elle a?… Tu ne vois donc pas qu’elle est sèche maintenant! Tu ne vois donc pas que c’est du sang!…»

Non! je ne voyais pas cela, car j’étais bien sûr que ce n’était pas du sang. C’était de la peinture rouge bien naturelle.

Mais je n’eus garde, dans un tel moment, de contrarier Rouletabille. Je m’intéressai ostensiblement à cette idée de sang.

«Du sang de qui? fis-je… le savez-vous?… du sang de qui?… du sang de Larsan?…

– Oh! Oh! fit-il, du sang de Larsan!… Qui est-ce qui connaît le sang de Larsan?… Qui en a jamais vu la couleur? Pour connaître la couleur du sang de Larsan, il faudrait m’ouvrir les veines, Sainclair!… C’est le seul moyen!…»

J’étais tout à fait, tout à fait étonné.

«Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça!…»

Voilà qu’il reparlait, avec ce singulier orgueil désespéré, de son père… «Quand mon père porte perruque, ça ne se voit pas!» «Mon père ne se laisse pas prendre son sang comme ça!»

«Les mains de Bernier en étaient pleines, et vous en avez vu sur celles de la Dame en noir!…

– Oui! oui!… On dit ça!… On dit ça!… Mais on ne tue pas mon père comme ça!…»

Il paraissait toujours très agité et il ne cessait de regarder le petit lavis bien propret. Il dit, la gorge gonflée soudain d’un gros sanglot:

«Mon Dieu! Mon Dieu! Mon Dieu! Ayez pitié de nous! Cela serait trop affreux.»

Et il dit encore:

«Ma pauvre maman n’a pas mérité cela! ni moi non plus! ni personne!…»

Ce fut alors qu’une grosse larme, glissant au long de sa joue, tomba dans le godet:

«Oh! fit-il… il ne faut pas allonger la peinture!»

Et, disant cela d’une voix tremblante, il prit le godet avec un soin infini et l’alla enfermer dans une petite armoire.

Puis il me prit par la main et m’entraîna, cependant que je le regardais faire, me demandant si réellement il n’était point, tout à coup, devenu vraiment fou.

«Allons!… Allons!… fit-il… Le moment est venu, Sainclair! Nous ne pouvons plus reculer devant rien… Il faut que la Dame en noir nous dise tout… tout ce qui s’est passé dans le sac… Ah! si M. Darzac pouvait rentrer tout de suite… tout de suite… Ce serait moins pénible… Certes! je ne peux plus attendre!…»

Attendre quoi?… attendre quoi?… Et encore une fois, pourquoi s’effrayait-il ainsi? Quelle pensée lui faisait ce regard fixe? Pourquoi se remit-il nerveusement à claquer des dents?…

Je ne pus m’empêcher de lui demander à nouveau:

«Qu’est-ce qui vous épouvante ainsi?… Est-ce que Larsan n’est pas mort!…»

Et il me répéta, me serrant nerveusement le bras:

«Je vous dis, je vous dis que sa mort m’épouvante plus que sa vie!…»

Et il frappa à la porte de la Tour Carrée devant laquelle nous nous trouvions. Je lui demandai s’il ne désirait point que je le laissasse seul en présence de sa mère. Mais, à mon grand étonnement, il me répondit qu’il ne fallait, en ce moment, le quitter pour rien au monde, «tant que le cercle ne serait point fermé».

Et il ajouta, lugubre:

«Puisse-t-il ne l’être jamais!…»

La porte de la Tour restait close; il frappa à nouveau; alors elle s’entrouvrit et nous vîmes réapparaître la figure défaite de Bernier. Il parut très fâché de nous voir.

«Qu’est-ce que vous voulez? Qu’est-ce que vous voulez encore? fit-il… Parlez tout bas, madame est dans le salon du vieux Bob… Et le vieux n’est toujours pas rentré.

– Laissez-nous entrer, Bernier…», commanda Rouletabille.

Et il poussa la porte.

«Surtout ne dites pas à madame…

– Mais non!… Mais non!…»

Nous fûmes dans le vestibule de la Tour. L’obscurité était à peu près complète.

«Qu’est-ce que madame fait dans le salon du vieux Bob? demanda le reporter à voix basse.

– Elle attend… elle attend le retour de M. Darzac… Elle n’ose plus rentrer dans la chambre… ni moi non plus…

– Eh bien, rentrez dans votre loge, Bernier, ordonna Rouletabille, et attendez que je vous appelle!»