– Écoutez-moi bien, Bernier, je vous connais et je vous estime. Vous êtes un brave homme. Aussi, ce n’est pas votre bonne foi que j’incrimine: c’est votre négligence.
– Ma négligence! Et, Bernier, de pâle qu’il était, devint écarlate. Ma négligence! Je n’ai point bougé de ma loge, de mon couloir! J’ai eu toujours la clef sur moi et je vous jure que personne n’est entré dans cet appartement, personne d’autre, après que vous l’avez eu visité, à cinq heures, que M. Robert et Mme Robert Darzac. Je ne compte point, naturellement, la visite que vous y avez faite, à six heures environ, vous et M. Sainclair!
– Ah çà! reprit Rouletabille, vous ne me ferez point croire que cet individu – nous avons oublié son nom, n’est-ce pas, Bernier? nous l’appellerons l’homme – que l’homme a été tué chez M. et Mme Darzac s’il n’y était pas!
– Non! Aussi je puis vous affirmer qu’il y était!
– Oui, mais comment y était-il? Voilà ce que je vous demande, Bernier. Et vous seul pouvez le dire, puisque vous seul aviez la clef en l’absence de M. Darzac, et que M. Darzac n’a point quitté sa chambre quand il avait la clef, et qu’on ne pouvait se cacher dans sa chambre pendant qu’il était là!
– Ah! voilà bien le mystère, monsieur! Et qui intrigue M. Darzac plus que tout! Mais je n’ai pu lui répondre que ce que je vous réponds: voilà bien le mystère!
– Quand nous avons quitté la chambre de M. Darzac, M. Sainclair et moi, avec M. Darzac, à six heures un quart environ, vous avez fermé immédiatement la porte?
– Oui, monsieur.
– Et quand l’avez-vous rouverte?
– Mais, cette nuit, une seule fois pour laisser entrer M. et Mme Darzac chez eux. M. Darzac venait d’arriver et Mme Darzac était depuis quelque temps dans le salon de M. Bob d’où venait de partir M. Sainclair. Ils se sont retrouvés dans le couloir et je leur ai ouvert la porte de leur appartement! Voilà! Aussitôt qu’ils ont été entrés, j’ai entendu qu’on repoussait les verrous.
– Donc, entre six heures et quart et ce moment-là, vous n’avez pas ouvert la porte?
– Pas une seule fois.
– Et où étiez-vous, pendant tout ce temps?
– Devant la porte de ma loge, surveillant la porte de l’appartement, et c’est là que ma femme et moi nous avons dîné, à six heures et demie, sur une petite table, dans le couloir, parce que, la porte de la tour étant ouverte, il faisait plus clair et que c’était plus gai. Après le dîner, je suis resté à fumer des cigarettes et à bavarder avec ma femme, sur le seuil de ma loge. Nous étions placés de façon que, même si nous l’avions voulu, nous n’aurions pas pu quitter des yeux la porte de l’appartement de M. Darzac. Ah! c’est un mystère! un mystère plus incroyable que le mystère de la Chambre Jaune! Car, là-bas, on ne savait pas ce qui s’était passé avant. Mais, là, monsieur! on sait ce qui s’est passé avant puisque vous avez vous-même visité l’appartement à cinq heures et qu’il n’y avait personne dedans; on sait ce qui s’est passé pendant, puisque j’avais la clef dans ma poche, ou que M. Darzac était dans sa chambre, et qu’il aurait bien aperçu, tout de même, l’homme qui ouvrait sa porte et qui venait pour l’assassiner, et puis, encore que j’étais, moi, dans le couloir, devant cette porte et que j’aurais bien vu passer l’homme; et on sait ce qui s’est passé après. Après, il n’y a pas eu d’après. Après, ça a été la mort de l’homme, ce qui prouvait bien que l’homme était là! Ah! C’est un mystère!
– Et, depuis cinq heures jusqu’au moment du drame, vous affirmez bien que vous n’avez pas quitté le couloir?
– Ma foi, oui!
– Vous en êtes sûr, insista Rouletabille.
– Ah! pardon, monsieur… il y a un moment… une minute où vous m’avez appelé…
– C’est bien, Bernier. Je voulais savoir si vous vous rappeliez cette minute-là…
– Mais ça n’a pas duré plus d’une minute ou deux, et M. Darzac était dans sa chambre. Il ne l’a pas quittée. Ah! c’est un mystère!…
– Comment savez-vous qu’il ne l’a pas quittée pendant ces deux minutes-là?
– Dame! s’il l’avait quittée, ma femme qui était dans la loge l’aurait bien vu! Et puis ça expliquerait tout et il ne serait pas si intrigué, ni madame non plus! Ah! il a fallu que je le lui répète: que personne d’autre n’était entré que lui à cinq heures et vous à six, et que personne n’était plus rentré dans la chambre avant sa rentrée, à lui, la nuit, avec Mme Darzac… Il était comme vous, il ne voulait pas me croire. Je le lui ai juré sur le cadavre qui était là!
– Où était-il, le cadavre?
– Dans sa chambre.
– C’était bien un cadavre?
– Oh! il respirait encore!… Je l’entendais!
– Alors, ça n’était pas un cadavre, père Bernier.
– Oh! monsieur Rouletabille, c’était tout comme. Pensez donc! Il avait un coup de revolver dans le cœur!»
Enfin, le père Bernier allait nous parler du cadavre. L’avait-il vu? Comment était-il? On eût dit que ceci apparaissait comme secondaire aux yeux de Rouletabille. Le reporter ne semblait préoccupé que du problème de savoir comment le cadavre se trouvait là! Comment cet homme était-il venu se faire tuer?
Seulement, de ce côté, le père Bernier savait peu de choses. L’affaire avait été rapide comme un coup de feu – lui semblait-il – et il était derrière la porte. Il nous raconta qu’il s’en allait tout doucement dans sa loge et qu’il se disposait à se mettre au lit, quand la mère Bernier et lui entendirent un si grand bruit venant de l’appartement de Darzac qu’ils en restèrent saisis. C’étaient des meubles qu’on bousculait, des coups dans le mur. «Qu’est-ce qui se passe?» fit la bonne femme, et aussitôt, on entendit la voix de Mme Darzac qui appelait: «Au secours!» Ce cri-là, nous ne l’avions pas entendu, nous autres, dans la chambre du Château Neuf. Le père Bernier, pendant que sa femme s’affalait, épouvantée, courut à la porte de la chambre de M. Darzac et la secoua en vain, criant qu’on lui ouvrît. La lutte continuait de l’autre côté, sur le plancher. Il entendit le halètement de deux hommes, et il reconnut la voix de Larsan, à un moment où ces mots furent prononcés: «Ce coup-ci, j’aurai ta peau!» Puis il entendit M. Darzac qui appelait sa femme à son secours d’une voix étouffée, épuisée: «Mathilde! Mathilde!» Évidemment, il devait avoir le dessous dans un corps-à-corps avec Larsan quand, tout à coup, le coup de feu le sauva. Ce coup de revolver effraya moins le père Bernier que le cri qui l’accompagna. On eût pu penser que Mme Darzac, qui avait poussé le cri, avait été mortellement frappée. Bernier ne s’expliquait point cela: l’attitude de Mme Darzac. Pourquoi n’ouvrait-elle point au secours qu’il lui apportait? Pourquoi ne tirait-elle pas les verrous? Enfin, presque aussitôt après le coup de revolver, la porte sur laquelle le père Bernier n’avait cessé de frapper s’était ouverte. La chambre était plongée dans l’obscurité, ce qui n’étonna point le père Bernier, car la lumière de la bougie qu’il avait aperçue sous la porte, pendant la lutte, s’était brusquement éteinte et il avait entendu en même temps le bougeoir qui roulait par terre. C’était Mme Darzac qui lui avait ouvert pendant que l’ombre de M. Darzac était penchée sur un râle, sur quelqu’un qui se mourait! Bernier avait appelé sa femme pour qu’elle apportât de la lumière, mais Mme Darzac s’était écriée: «Non! non! pas de lumière! pas de lumière! Et surtout qu’il ne sache rien!» Et, aussitôt, elle avait couru à la porte de la tour en criant: «Il vient! il vient! je l’entends! Ouvrez la porte! ouvrez la porte, père Bernier! Je vais le recevoir!» Et le père Bernier lui avait ouvert la porte, pendant qu’elle répétait, en gémissant: «Cachez-vous! Allez-vous-en! Qu’il ne sache rien!»