– Parlez, mon ami, fis-je, je vous suis tout acquis, vous le savez bien. Disposez de moi, si je puis vous être utile.
– Merci, mais il ne s’agit que de décider Rouletabille à aller se coucher; quand il sera parti, ma femme se calmera, elle aussi, et elle ira se reposer. Tout le monde a besoin de se reposer. Du calme, du calme, Sainclair! Nous avons tous besoin de calme et de silence…
– Bien, mon ami, comptez sur moi!»
Je lui serrai la main avec une naturelle expansion, une force qui attestait mon dévouement; j’étais persuadé que tous ces gens-là nous cachaient quelque chose, quelque chose de très grave!…
Il entra dans sa chambre, et je n’hésitai pas à aller retrouver Rouletabille dans le salon du vieux Bob.
Mais, sur le seuil de l’appartement du vieux Bob, je me heurtai à la Dame en noir et à son fils qui en sortaient. Ils étaient tous deux si silencieux et avaient une attitude si incompréhensible pour moi, qui avais entendu les transports de tout à l’heure et qui m’attendais à trouver le fils dans les bras de sa mère, que je restai en face d’eux sans dire un mot, sans faire un geste. L’empressement que mettait Mme Darzac à quitter Rouletabille en une circonstance aussi exceptionnelle m’intrigua à un point que je ne saurais dire, et la soumission avec laquelle Rouletabille acceptait son congé m’anéantissait. Mathilde se pencha sur le front de mon ami, l’embrassa et lui dit: «Au revoir, mon enfant» d’une voix si blanche, si triste, et en même temps si solennelle, que je crus entendre l’adieu déjà lointain d’une mourante. Rouletabille, sans répondre à sa mère, m’entraîna hors de la tour. Il tremblait comme une feuille.
Ce fut la Dame en noir elle-même qui ferma la porte de la Tour Carrée. J’étais sûr qu’il se passait dans la tour quelque chose d’inouï. L’histoire de l’accident ne me satisfaisait en rien; et il n’est point douteux que Rouletabille n’eût pensé comme moi, si sa raison et son cœur n’eussent encore été tout étourdis de ce qui venait de se passer entre la Dame en noir et lui!… Et puis, qui me disait que Rouletabille ne pensait pas comme moi?
… Nous étions à peine sortis de la Tour Carrée que j’entreprenais Rouletabille. D’abord je le poussai dans l’encoignure du parapet qui joignait la Tour Carrée à la Tour Ronde, dans l’angle formé par l’avancée, sur la cour, de la Tour Carrée.
Le reporter, qui s’était laissé conduire par moi docilement, comme un enfant, dit à voix basse:
«Sainclair, j’ai juré à ma mère que je ne verrais rien, que je n’entendrais rien de ce qui se passerait cette nuit à la Tour Carrée. C’est le premier serment que je fais à ma mère, Sainclair; mais ma part de paradis pour elle! Il faut que je voie et que j’entende…»
Nous étions là non loin d’une fenêtre encore éclairée, ouvrant sur le salon du vieux Bob et surplombant la mer. Cette fenêtre n’était point fermée, et c’est ce qui nous avait permis, sans doute, d’entendre distinctement le coup de revolver et le cri de la mort malgré l’épaisseur des murailles de la tour. De l’endroit où nous nous trouvions maintenant, nous ne pouvions rien voir par cette fenêtre, mais n’était-ce pas déjà quelque chose que de pouvoir entendre?… L’orage avait fui, mais les flots n’étaient pas encore apaisés et ils se brisaient sur les rocs de la presqu’île d’Hercule avec cette violence qui rendait toute approche de barque impossible! Ainsi pensai-je dans le moment à une barque, parce que, une seconde, je crus voir apparaître ou disparaître – dans l’ombre – une ombre de barque. Mais quoi! C’était là évidemment une illusion de mon esprit qui voyait des ombres hostiles partout, – de mon esprit certainement plus agité que les flots.
Nous nous tenions là, immobiles, depuis cinq minutes, quand un soupir – ah! ce long, cet affreux soupir! un gémissement profond comme une expiration, comme un souffle d’agonie, une plainte sourde, lointaine comme la vie qui s’en va, proche comme la mort qui vient, nous arriva par cette fenêtre et passa sur nos fronts en sueur. Et puis, plus rien… non, on n’entendait plus rien que le mugissement intermittent de la mer, et, tout à coup, la lumière de la fenêtre s’éteignit. La Tour Carrée, toute noire, rentra dans la nuit. Mon ami et moi nous étions saisi la main et nous nous commandions ainsi, par cette communication muette, l’immobilité et le silence. Quelqu’un mourait, là, dans la tour! Quelqu’un qu’on nous cachait! Pourquoi? Et qui? Qui? Quelqu’un qui n’était ni Mme Darzac, ni M. Darzac, ni le père Bernier, ni la mère Bernier, ni, à n’en point douter, le vieux Bob: quelqu’un qui ne pouvait pas être dans la tour.
Penchés à tomber au-dessus du parapet, le cou tendu vers cette fenêtre qui avait laissé passer cette agonie, nous écoutions encore. Un quart d’heure s’écoula ainsi… un siècle. Rouletabille me montra alors la fenêtre de sa chambre, restée éclairée. Je compris. Il fallait aller éteindre cette lumière et redescendre. Je pris mille précautions; cinq minutes plus tard, j’étais revenu auprès de Rouletabille. Il n’y avait plus maintenant d’autre lumière dans la Cour du Téméraire que la faible lueur au ras du sol dénonçant le travail tardif du vieux Bob dans la batterie basse de la Tour Ronde et le lumignon de la poterne du jardinier où veillait Mattoni. En somme, en considérant la position qu’ils occupaient, on pouvait très bien s’expliquer que ni le vieux Bob ni Mattoni n’eussent rien entendu de ce qui s’était passé dans la Tour Carrée, ni même, dans l’orage finissant, des clameurs de Rouletabille poussées au-dessus de leurs têtes. Les murs de la poterne étaient épais et le vieux Bob était enfoui dans un véritable souterrain.
J’avais eu à peine le temps de me glisser auprès de Rouletabille, dans l’encoignure de la tour et du parapet, poste d’observation qu’il n’avait point quitté, que nous entendions distinctement la porte de la Tour Carrée qui tournait avec précaution sur ses gonds. Comme j’allais me pencher au delà de l’encoignure, et allonger mon buste sur la cour, Rouletabille me rejeta dans mon coin, ne permettant qu’à lui-même de dépasser de la tête le mur de la Tour Carrée; mais, comme il était très courbé, je violai la consigne et je regardai par-dessus la tête de mon ami, et voici ce que je vis:
D’abord, le père Bernier, bien reconnaissable malgré l’obscurité, qui, sortant de la Tour, se dirigeait sans faire aucun bruit du côté de la poterne du jardinier. Au milieu de la cour il s’arrêta, regarda du côté de nos fenêtres, le front levé sur le Château Neuf, et puis il se retourna du côté de la tour et fit un signe que nous pouvions interpréter comme un signe de tranquillité. À qui s’adressait ce signe? Rouletabille se pencha encore; mais il se rejeta brusquement en arrière, me repoussant.
Quand nous nous risquâmes à regarder à nouveau dans la cour, il n’y avait plus personne. Enfin, nous vîmes revenir le père Bernier, ou plutôt nous l’entendîmes d’abord, car il y eut entre lui et Mattoni une courte conversation dont l’écho assourdi nous arrivait. Et puis nous entendîmes quelque chose qui grimpait sous la voûte de la poterne du jardinier, et le père Bernier apparut avec, à côté de lui, la masse noire et tout doucement roulante d’une voiture. Nous distinguions bientôt que c’était la petite charrette anglaise, traînée par Toby, le poney d’Arthur Rance. La Cour du Téméraire était de terre battue et le petit équipage ne faisait pas plus de bruit sur cette terre que s’il avait glissé sur un tapis. Enfin, Toby était si sage et si tranquille qu’on eût dit qu’il avait reçu les instructions du père Bernier. Celui-ci, arrivé à côté du puits, releva encore la tête du côté de nos fenêtres et puis, tenant toujours Toby par la bride, arriva sans encombre à la porte de la Tour Carrée; enfin, laissant devant la porte le petit équipage, il entra dans la tour. Quelques instants s’écoulèrent qui nous parurent, comme on dit, des siècles, surtout à mon ami qui s’était mis à nouveau à trembler de tous ses membres sans que j’en pusse deviner la raison subite.