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Et le père Bernier réapparut. Il retraversait la cour, tout seul, et retournait à la poterne. C’est alors que nous dûmes nous pencher davantage, et, certainement, les personnes qui étaient maintenant sur le seuil de la Tour Carrée auraient pu nous apercevoir si elles avaient regardé de notre côté, mais elles ne pensaient guère à nous. La nuit s’éclaircissait alors d’un beau rayon de lune qui fit une grande raie éclatante sur la mer et allongea sa clarté bleue dans la Cour du Téméraire. Les deux personnages qui étaient sortis de la tour et s’étaient approchés de la voiture parurent si surpris qu’ils eurent un mouvement de recul. Mais nous entendions très bien la Dame en noir prononcer cette phrase à voix basse: «Allons, du courage, Robert, il le faut!» Plus tard, nous avons discuté avec Rouletabille pour savoir si elle avait dit: «il le faut» ou «il en faut», mais nous ne pûmes point conclure.

Et Robert Darzac dit d’une voix singulière: «Ce n’est point ce qui me manque.» Il était courbé sur quelque chose qu’il traînait et qu’il souleva avec une peine infinie et qu’il essaya de glisser sous la banquette de la petite charrette anglaise. Rouletabille avait retiré sa casquette et claquait littéralement des dents. Autant que nous pûmes distinguer, la chose était un sac. Pour remuer ce sac, M. Darzac avait fait de gros efforts, et nous entendîmes un soupir. Appuyée contre le mur de la tour, la Dame en noir le regardait, sans lui prêter aucune aide. Et, soudain, dans le moment que M. Darzac avait réussi à pousser le sac dans la voiture, Mathilde prononça, d’une voix sourdement épouvantée, ces mots: «Il remue encore!…» – «C’est la fin!…» répondit M. Darzac qui, maintenant, s’épongeait le front. Sur quoi il mit son pardessus et prit Toby par la bride. Il s’éloigna, faisant un signe à la Dame en noir, mais celle-ci, toujours appuyée à la muraille comme si on l’avait allongée là pour quelque supplice, ne lui répondit pas. M. Darzac nous parut plutôt calme. Il avait redressé la taille. Il marchait d’un pas ferme… on pouvait dire: d’un pas d’honnête homme conscient d’avoir accompli son devoir. Toujours avec de grandes précautions, il disparut avec sa voiture sous la poterne du jardinier et la Dame en noir rentra dans la Tour Carrée.

Je voulus alors sortir de notre coin, mais Rouletabille m’y maintint énergiquement. Il fit bien, car Bernier débouchait de la poterne et retraversait la cour, se dirigeant à nouveau vers la Tour Carrée. Quand il ne fut plus qu’à deux mètres de la porte qui s’était refermée, Rouletabille sortit lentement de l’encoignure du parapet, se glissa entre la porte et Bernier effrayé, et mit les mains au poignet du concierge.

«Venez avec moi», lui dit-il.

L’autre paraissait anéanti. J’étais sorti de ma cachette, moi aussi. Il nous regardait maintenant dans le rayon bleu de la lune, ses yeux étaient inquiets et ses lèvres murmurèrent:

«C’est un grand malheur!»

XII Le corps impossible.

«Ce sera un grand malheur, si vous ne dites point la vérité, répliqua Rouletabille à voix basse; mais il n’y aura point de malheur du tout si vous ne nous cachez rien. Allons, venez!»

Et il l’entraîna, lui tenant toujours le poignet, vers le Château Neuf, et je les suivis. À partir de ce moment, je retrouvai tout mon Rouletabille. Maintenant qu’il était si heureusement débarrassé d’un problème sentimental qui l’avait intéressé si personnellement, maintenant qu’il avait retrouvé le parfum de la Dame en noir, il reconquérait toutes les forces incroyables de son esprit pour la lutte entreprise contre le mystère! Et jusqu’au jour où tout fut conclu, jusqu’à la minute suprême – la plus dramatique que j’aie vécu de ma vie, même aux côtés de Rouletabille – où la vie et la mort eurent parlé et se furent expliquées par sa bouche, il ne va plus avoir un geste d’hésitation dans la marche à suivre; il ne prononcera plus un mot qui ne contribue nécessairement à nous sauver de l’épouvantable situation faite à l’assiégé par l’attaque de la Tour Carrée, dans la nuit du 12 au 13 avril.

Bernier ne lui résista pas. D’autres voudront lui résister qu’il brisera et qui crieront grâce.

Bernier marche devant nous, le front bas, tel un accusé qui va rendre compte à des juges. Et, quand nous sommes arrivés dans la chambre de Rouletabille, nous le faisons asseoir en face de nous; j’ai allumé la lampe.

Le jeune reporter ne dit pas un mot; il regarde Bernier, en bourrant sa pipe; il essaye évidemment de lire sur ce visage toute l’honnêteté qui s’y peut trouver. Puis son sourcil froncé s’allonge, son œil s’éclaire, et, ayant jeté vers le plafond quelques nuages de fumée, il dit:

«Voyons, Bernier, comment l’ont-ils tué?»

Bernier secoua sa rude tête de gars picard.

«J’ai juré de ne rien dire. Je n’en sais rien, monsieur! Ma foi, je n’en sais rien!…»

Rouletabille:

«Eh bien, racontez-moi ce que vous ne savez pas! Car si vous ne me racontez pas ce que vous ne savez pas, Bernier, je ne réponds plus de rien!…

– Et de quoi donc, monsieur, ne répondez-vous plus?

– Mais, de votre sécurité, Bernier!…

– De ma sécurité, à moi?… Je n’ai rien fait!

– De notre sécurité à tous, de notre vie!» répliqua Rouletabille en se levant et en faisant quelques pas dans la chambre, ce qui lui donna le temps de faire sans doute, mentalement, quelque opération algébrique nécessaire… «Alors, reprit-il, il était dans la Tour Carrée?

– Oui, fit la tête de Bernier.

– Où? Dans la chambre du vieux Bob?

– Non! fit la tête de Bernier.

– Caché chez vous, dans votre loge?

– Non, fit la tête de Bernier.

– Ah çà! mais où était-il donc? Il n’était pourtant pas dans l’appartement de M. et Mme Darzac?

– Oui, fit la tête de Bernier.

– Misérable!» grinça Rouletabille.

Et il sauta à la gorge de Bernier. Je courus au secours du concierge, et l’enlevai aux griffes de Rouletabille.

Quand il put respirer:

«Ah çà! monsieur Rouletabille, pourquoi voulez-vous m’étrangler? fit-il.

– Vous le demander, Bernier? Vous osez encore le demander? Et vous avouez qu’il était dans l’appartement de M. et de Mme Darzac! Et qui donc l’a introduit dans cet appartement, si ce n’est vous? Vous qui, seul, en avez la clef quand M. et Mme Darzac ne sont pas là?»

Bernier se leva, très pâle: «C’est vous, monsieur Rouletabille, qui m’accusez d’être le complice de Larsan?

– Je vous défends de prononcer ce nom-là! s’écria le reporter. Vous savez bien que Larsan est mort! Et depuis longtemps!…

– Depuis longtemps! reprit Bernier, ironique… c’est vrai… j’ai eu tort de l’oublier! Quand on se dévoue à ses maîtres, quand on se bat pour ses maîtres, il faut ignorer même contre qui. Je vous demande pardon!