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Un murmure d’approbation accueillit cette parole du policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d’être curieuse entre ces deux intelligences qui s’étaient acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.

Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:

«Ainsi nous sommes d’accord pour le coup de couteau au cœur qui a été donné au garde par l’assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne sommes plus d’accord sur la question de la fuite de l’assassin, «dans le bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite.

– Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»

Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il n’hésiterait pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle.

«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire.

– Moi non plus!» dit Rouletabille.

Des gens, devant moi, s’enfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater…

«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, l’assassin s’est-il enfui du «bout de cour»?

Rouletabille regarda Mme Mathieu, qui lui sourit tristement.

«Puisque Mme Mathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l’intérêt qu’elle portait au garde…

– la coquine! s’écria le père Mathieu.

– Faites sortir le père Mathieu! «ordonna le président.

On emmena le père Mathieu.

Rouletabille reprit:

«… Puisqu’elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu’elle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.

«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de s’absenter. Mme Mathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, Mme Mathieu avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de Sainte-Geneviève-des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises, les rendez-vous n’en eurent pas moins lieu dans l’ancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvelle chambre, qu’on avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur, à l’extrémité de l’aile droite du château, n’étant séparée du ménage du maître d’hôtel et de la cuisinière que par une trop mince cloison.

«Mme Mathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le drame du «petit bout de cour» survint. Mme Mathieu et le garde, n’ayant plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble… Je n’ai appris ces détails, monsieur le président, que par l’examen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour d’honneur, le lendemain matin… Bernier, le concierge, que j’avais placé, avec son fusil, en observation derrière le donjon, ainsi que je lui permettrai de vous l’expliquer lui-même, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d’honneur. Il n’y arriva un peu plus tard qu’attiré par les coups de revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et Mme Mathieu, dans la nuit et le silence de la cour d’honneur. Ils se souhaitent le bonsoir; Mme Mathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui s’en retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à l’extrémité de l’aile droite du château.

«Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre l’angle de l’aile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient tenir l’assassin et qui n’emportent que l’assassiné. Pendant ce temps, que fait Mme Mathieu? Surprise par les détonations et par l’envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu’elle peut dans la nuit et dans la cour d’honneur. La cour est vaste, et, se trouvant près de la grille, Mme Mathieu pouvait passer inaperçue. Mais elle ne «passa» pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le cœur serré d’une angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique pressentiment, elle vint jusqu’au vestibule du château, jeta un regard sur l’escalier éclairé par le lumignon du père Jacques, l’escalier où l’on avait étendu le corps de son ami; elle «vit» et s’enfuit. Avait-elle éveillé l’attention du père Jacques? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer quelques nuits blanches.

«Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de la «Bête du Bon Dieu» et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme noir… Il s’était hâtivement vêtu et c’est ainsi que l’on s’explique qu’il arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour d’honneur, il a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de Mme Mathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de la sauver de ce moment difficile! L’état de Mme Mathieu, qui venait de voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et accompagna Mme Mathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà même les bords de l’étang, jusqu’à la route d’Épinay. Là, elle n’avait plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques revint au château, et, se rendant compte de l’importance judiciaire qu’il y aurait pour la maîtresse du garde à ce qu’on ignorât sa présence au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet épisode dramatique d’une nuit qui, déjà, en comptait tant! Je n’ai nul besoin, ajouta Rouletabille, de demander à Mme Mathieu et au père Jacques de corroborer ce récit. «Je sais» que les choses se sont passées ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend déjà comment j’ai tout appris, car il m’a vu, le lendemain matin, penché sur une double piste où l’on rencontrait voyageant de compagnie, l’empreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.»

Ici, Rouletabille se tourna vers Mme Mathieu qui était restée à la barre, et lui fit un salut galant.

«Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une ressemblance étrange avec les traces des «pieds élégants» de l’assassin…»

Mme Mathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune reporter. Qu’osait-il dire? Que voulait-il dire?

«Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme. C’est, au bout pointu de la bottine près, le pied de l’assassin…»