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Il y eut quelques mouvements dans l’auditoire. Rouletabille, d’un geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que c’était lui, maintenant, qui commandait la police de l’audience.

«Je m’empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand’chose et qu’un policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures semblables, sans mettre une idée générale autour, irait tout de go à l’erreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de l’assassin, et cependant, il n’est pas l’assassin!»

Nouveaux mouvements.

Le président demanda à Mme Mathieu:

«C’est bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous, madame?

– Oui, monsieur le président, répondit-elle. C’est à croire que M. Rouletabille était derrière nous.

– Vous avez donc vu fuir l’assassin jusqu’à l’extrémité de l’aile droite, madame?

– Oui, comme j’ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du garde.

– Et l’assassin, qu’est-il devenu? Vous étiez restée seule dans la cour d’honneur, il serait tout naturel que vous l’ayez aperçu alors… Il ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de s’échapper…

– Je n’ai rien vu, monsieur le président, gémit Mme Mathieu. À ce moment la nuit était devenue très noire.

– C’est donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera comment l’assassin s’est enfui.

– Évidemment!» répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance que le président lui-même ne put s’empêcher de sourire.

Et Rouletabille reprit la parole:

«Il était impossible à l’assassin de s’enfuir normalement du bout de cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions! Si nous ne l’avions pas vu, nous l’eussions touché! C’est un pauvre petit bout de cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles. L’assassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui! Ce carré était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et par nous-mêmes, que la «Chambre Jaune!»

– Alors, dites-nous donc, puisque l’homme est entré dans ce carré, dites-nous donc comment il se fait que vous ne l’ayez point trouvé!… Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela!…»

Rouletabille ressortit une fois encore l’oignon qui garnissait la poche de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit:

«Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point qu’à six heures et demie!»

Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On commençait à avoir confiance en Rouletabille. «On lui faisait confiance.» Et l’on s’amusait de cette prétention qu’il avait de fixer une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade.

Quant au président, après s’être demandé s’il devait se fâcher, il prit son parti de s’amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné. Enfin, il avait si nettement défini le rôle de Mme Mathieu dans l’affaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, «cette nuit-là», que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.

«Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c’est comme vous voudrez! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!»

Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se dirigea vers la porte des témoins.

*

Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout doucement de la foule qui m’enserrait et je sortis de la salle d’audience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami m’accueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait les mains avec jubilation. Je lui dis:

«Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que vous ne pouvez me répondre qu’à six heures et demie…

– Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous, vous êtes un ami: je suis allé chercher le nom de la seconde moitié de l’assassin!

– Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié…

– Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière fois, je connaissais les deux moitiés de l’assassin et le nom de l’une de ces moitiés. C’est le nom de l’autre moitié que je suis allé chercher en Amérique…»

Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable, si ce n’est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée. Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui, lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de l’avoir roulé. Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce qu’il était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils s’éloignèrent, s’entretenant de choses plus sérieuses, et, par discrétion, je les quittai. Du reste, j’étais fort curieux de rentrer dans la salle d’audience où l’interrogatoire des témoins continuait. Je retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public n’attachait qu’une importance relative à ce qui se passait alors, et qu’il attendait impatiemment six heures et demie.

*

Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau introduit. Décrire l’émotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac s’était levé à son banc. Il était «pâle comme un mort».

Le président dit avec gravité:

«Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur! Vous n’avez pas été cité régulièrement. Mais j’espère qu’il n’est pas besoin de vous expliquer toute l’importance des paroles que vous allez prononcer ici…»

Et il ajouta, menaçant:

«Toute l’importance de ces paroles… pour vous, sinon pour les autres!…»

Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit:

«Oui, m’sieur!

– Voyons, fit le président. Nous parlions tout à l’heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à l’assassin, et vous nous promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment l’assassin s’est enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l’assassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore rien!